Publié le 19 Septembre 2012
La deuxième journée d'audience débuta à 13 h 34. La lecture de l'acte d'accusation reprit. Très professionnel, pour détourner l'émotion horrifiée et tangible qui avait saisi le public, Maître Vergès tenta de bonne guerre une diversion en s'interrogeant sur la compétence de la cour. Sauf que remettre en question la compétence de la cour, c'était peut-être déjà reconnaître implicitement le caractère exceptionnel des crimes que l'on allait juger ? Du grand art. Lors des procès de 1952 et 1954, argua l'homme aux grandes manches, il avait déjà été statué sur tous ces chefs d'accusation, Barbie n'avait-il pas été condamné à la peine de mort par contumace deux fois déjà ? et donc, la loi de la prescription entrant en vigueur, il convenait à son sens de ralâcher séance tenante son client. Maître Vergès fut bien entendu débouté, on dut lui rappeler que c'était à présent de crimes contre l'humanité qu'il était question, crimes qui échappaient à la prescription. Maître Vergès se rassit dans un froissement de tissu.
Après l'énoncé des charges, on entreprit de dérouler la vie de Barbie jusqu'au moment de son arrestation. Ce que dans les cours de justice on appelle l'interrogatoire de personnalité. On sait quoi, on doit savoir qui et comment, pour espérer percevoir le pourquoi.
Je crois que Blaise Cendrars aurait été intéressé d'entendre ce qui suivit, lui qui publia en 1926 Moravagine. Lui qui ne se sut peut-être pas visionnaire lorsqu'il imagina cette fiction dérangeante d'un monde expérimental où s'exprimeraient pleinement les pulsions humaines, toutes les pulsions et jusqu'aux plus folles, mais qui a défini la folie ? Un monde misérablement humain où s'ébattraient éperdument "tous" les humains et jusqu'aux plus "inhumains" d'entre eux. Un monde impitoyable où les fauves seraient lâchés. Un monde sanguinolent où serait admis que l'amoral est aussi moral que le reste, le mal aussi légitime que le bien. Un monde où le décadent Moravagine, attiré par la violence et le sang errerait follement au gré de ses penchants meurtriers, d'homicide en révolution, de guerre en guérilla, le choix est si vaste et désolant en ce bas monde, si propice à libérer les instincts, tous les instincts.
L'interrogatoire de personnalité de Barbie traduisit cet état de fait. La planète folle avait lâché ses Moravagine et Barbie fut sans conteste l'un d'eux.
Il était né de parents catholiques à Bad Godesberg, près de Bonn. A 12 ans, il fut envoyé en pension au lycée de Trêves. Et s'il fut un temps attiré par la théologie et la religion, c'est, après avoir passé son bac, à une toute autre doctrine qu'il s'adonna. Il avait perdu père et mère en 1933, ce qui en fit probablement une recrue de choix pour les jeunesses hitlériennes qu'il intégra très vite. En septembre 1935, il fut recruté par le servie central de renseignements de la SS, le SD et deux années durant, il suivit une "formation" de SS Mann à Bernau, près de Berlin, sous les ordres d'Helmut Knochen, futur chef de la SIPO-SD en France. C'est dire si en mai 1937, à 23 ans, Barbie était mûr pour adhérer au parti nazi. Dans le dossier du SD, une des pièces produites lors du procès, ses chefs annotaient que "ses performances dans le service sont remarquables. son comportement en tant que SS est irréprochable tant dans le service qu'hors du service. (...) Son opinion relative à la conception du monde nazi est considérée comme affirmée."
Klaus Barbie avait épousé en avril 1940 une "pure aryenne" qui avait bénéficié elle aussi de l'enseignement de base, à l'"école des fiancées" puis "l'école des femmes", ces deux institutions nazies censées former de parfaites épouses de SS. Ce, peu avant de prendre part à l'invasion de la Hollande où il avait rejoint le service anti-juif de la Gestapo à La Haye. La Hollande... C'est de son zèle meurtrier que se cachèrent Anne Franck et sa famille... Klaus Barbie prit ensuite, en novembre 1942, quand les Allemands occupèrent la zone libre française, la direction de la section chargée de "la lutte anticommuniste, antisabotage et antijuive" de Lyon où il fut promu, en 1943, chef de la Gestapo. "Un SS irréprochable"...
Pendant ses deux années françaises, hélas, comme à son habitiude, Klaus Barbie s'acquitta très consciencieusement de sa tâche. En septembre 1944, lorsque l'armée allemande quitta Lyon en emportant ou en brûlant derrière elle la quasi-totalité des documents, il fut blessé dans sa fuite, mais parvint tout de même à regagner l'Allemagne, à Baden-Baden où il se fit soigner avant de retrouver sa femme et ses enfants.
Et ce n'était pas terminé. On comprend bien qu'après la guerre, il n'y avait aucune raison pour que Moravagine-Barbie, à l'instar de ceux qui n'avaient pas été stoppés dans leur élan par le justice, s'arrêtat en si bon chemin. La terre entière lui était un terrain de jeu par trop extraordinaire. Les jeunesses hitlériennes l'avaient plongé dans les affres de la seconde guerre mondiale, la seconde guerre mondiale le précipita dans la guerre froide, la guerre froide dans les guérillas d'Amérique latine, les guérillas dans les réseaux terroristes...
Après 1945, il avait donc entamé une nouvelle vie, s'occupant de trafic et de marché noir et il dirigea même sous un faux nom un cabaret à Munich. Recherché pour vol par la police allemande, il fut interné un temps, avant d'être libéré par les Américains qui, charmés par son efficacité redoutable, l'enrôlèrent illico comme espion, l'assurant de leur protection en échange de ses services comme agent spécialiste, puisque fasciste, de la ligue anti-communiste. Aux autorités françaises qui réclamèrent à plusieurs reprises l'extradition de l'ancien officier nazi fut invariablement répondu : "On ne sait pas où il est. On n'arrive pas à le localiser."
Comme par exemple en 1950, lorsqu'eut lieu le deuxième procès René Hardy.
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