proces barbie.

Publié le 19 Septembre 2012

      La deuxième journée d'audience débuta à 13 h 34. La lecture de l'acte d'accusation reprit. Très professionnel, pour détourner l'émotion horrifiée et tangible qui avait saisi le public, Maître Vergès tenta de bonne guerre une diversion en s'interrogeant sur la compétence de la cour. Sauf que remettre en question la compétence de la cour, c'était peut-être déjà reconnaître implicitement le caractère exceptionnel des crimes que l'on allait juger ? Du grand art. Lors des procès de 1952 et 1954, argua l'homme aux grandes manches, il avait déjà été statué sur tous ces chefs d'accusation, Barbie n'avait-il pas été condamné à la peine de mort par contumace deux fois déjà ? et donc, la loi de la prescription entrant en vigueur, il convenait à son sens de ralâcher séance tenante son client. Maître Vergès fut bien entendu débouté, on dut lui rappeler que c'était à présent de crimes contre l'humanité qu'il était question, crimes qui échappaient à la prescription. Maître Vergès se rassit dans un froissement de tissu.

 

     Après l'énoncé des charges, on entreprit de dérouler la vie de Barbie jusqu'au moment de son arrestation. Ce que dans les cours de justice on appelle l'interrogatoire de personnalité. On sait quoi, on doit savoir qui et comment, pour espérer percevoir le pourquoi.

 

     Je crois que Blaise Cendrars aurait été intéressé d'entendre ce qui suivit, lui qui publia en 1926 Moravagine. Lui qui ne se sut peut-être pas visionnaire lorsqu'il imagina cette fiction dérangeante d'un monde expérimental où s'exprimeraient pleinement les pulsions humaines, toutes les pulsions et jusqu'aux plus folles, mais qui a défini la folie ? Un monde misérablement humain où s'ébattraient éperdument "tous" les humains et jusqu'aux plus "inhumains" d'entre eux. Un monde impitoyable où les fauves seraient lâchés. Un monde sanguinolent où serait admis que l'amoral est aussi moral que le reste, le mal aussi légitime que le bien. Un monde où le décadent Moravagine, attiré par la violence et le sang errerait follement au gré de ses penchants meurtriers, d'homicide en révolution, de guerre en guérilla, le choix est si vaste et désolant en ce bas monde, si propice à libérer les instincts, tous les instincts.

 

     L'interrogatoire de personnalité de Barbie traduisit cet état de fait. La planète folle avait lâché ses Moravagine et Barbie fut sans conteste l'un d'eux.

 

     Il était né de parents catholiques à Bad Godesberg, près de Bonn. A 12 ans, il fut envoyé en pension au lycée de Trêves. Et s'il fut un temps attiré par la théologie et la religion, c'est, après avoir passé son bac, à une toute autre doctrine qu'il s'adonna. Il avait perdu père et mère en 1933, ce qui en fit probablement une recrue de choix pour les jeunesses hitlériennes qu'il intégra très vite. En septembre 1935, il fut recruté par le servie central de renseignements de la SS, le SD et deux années durant, il suivit une "formation" de SS Mann à Bernau, près de Berlin, sous les ordres d'Helmut Knochen, futur chef de la SIPO-SD en France. C'est dire si en mai 1937, à 23 ans, Barbie était mûr pour adhérer au parti nazi. Dans le dossier du SD, une des pièces produites lors du procès, ses chefs annotaient que "ses performances dans le service sont remarquables. son comportement en tant que SS est irréprochable tant dans le service qu'hors du service. (...) Son opinion relative à la conception du monde nazi est considérée comme affirmée."

     Klaus Barbie avait épousé en avril 1940 une "pure aryenne" qui avait bénéficié elle aussi de l'enseignement de base, à l'"école des fiancées" puis "l'école des femmes", ces deux institutions nazies censées former de parfaites épouses de SS. Ce, peu avant de prendre part à l'invasion de la Hollande où il avait rejoint le service anti-juif de la Gestapo à La Haye. La Hollande... C'est de son zèle meurtrier que se cachèrent Anne Franck et sa famille... Klaus Barbie prit ensuite, en novembre 1942, quand les Allemands occupèrent la zone libre française, la direction de la section chargée de "la lutte anticommuniste, antisabotage et antijuive" de Lyon où il fut promu, en 1943, chef  de la Gestapo. "Un SS irréprochable"...

 

     Pendant ses deux années françaises, hélas, comme à son habitiude, Klaus Barbie s'acquitta très consciencieusement de sa tâche. En septembre 1944, lorsque l'armée allemande quitta Lyon en emportant ou en brûlant derrière elle la quasi-totalité des documents, il fut blessé dans sa fuite, mais parvint tout de même à regagner l'Allemagne, à Baden-Baden où il se fit soigner avant de retrouver sa femme et ses enfants.

 

     Et ce n'était pas terminé. On comprend bien qu'après la guerre, il n'y avait aucune raison pour que Moravagine-Barbie, à l'instar de ceux qui n'avaient pas été stoppés dans leur élan par le justice, s'arrêtat en si bon chemin. La terre entière lui était un terrain de jeu par trop extraordinaire. Les jeunesses hitlériennes l'avaient plongé dans les affres de la seconde guerre mondiale, la seconde guerre mondiale le précipita dans la guerre froide, la guerre froide dans les guérillas d'Amérique latine, les guérillas dans les réseaux terroristes...

 

     Après 1945, il avait donc entamé une nouvelle vie, s'occupant de trafic et de marché noir et il dirigea même sous un faux nom un cabaret à Munich. Recherché pour vol par la police allemande, il fut interné un temps, avant d'être libéré par les Américains qui, charmés par son efficacité redoutable, l'enrôlèrent illico comme espion, l'assurant de leur protection en échange de ses services comme agent spécialiste, puisque fasciste, de la ligue anti-communiste. Aux autorités françaises qui réclamèrent à plusieurs reprises l'extradition de l'ancien officier nazi fut invariablement répondu : "On ne sait pas où il est. On n'arrive pas à le localiser."

 

     Comme par exemple en 1950, lorsqu'eut lieu le deuxième procès René Hardy.


 

    

 

     I

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Publié le 12 Septembre 2012

     ... J'avais envie de pleurer. Ces trois-là, Vergès en tête, envisageaient-ils vraiment de mettre en doute la crédibilité des victimes sous prétexte que leurs descendants n'étaient plus assez pathétiques à leur goût, qui avaient relevé la tête et pris les armes ? Non, impossible. Envisageaient-ils alors de mettre en doute leur mémoire ? Après 40 ans, les souvenirs s'émoussent, allait proclamer Jacques Vergès.

     Non, Monsieur Vergès, certains souvenirs ne s'émoussent pas. Laissez-moi vous raconter mon ami Miguel. En 1939, il ne sortit des geôles de Franco que pour passer dans un camp de concentration français, vous voulez qu'on en parle, du plus grand  camp du sud de la France ? De ce camp construit en quoi, 42 jours, de mars à avril 39, pour accueillir avec une indignité aux effluves malsaines de collaborationnisme, déjà,  les combattants de l'armée républicaine espagnole vaincue avant de devenir sous Vichy une des étapes tragiques de la déportation des Juifs de France ? Mon Miguel était parmi les pires, il était idéaliste, il était jeune, il était communiste... Du camp de Gurs, dans les Pyrénées-Atlantiques, il fut livré à Hitler.

     Cinq années passées à Mauthausen, Miguel. Mon Soljénitsyne à moi.

     Passés quatre-vingt-dix ans, il commença à raconter. Enfin. Il n'avait oublié aucun nom, aucun prénom, aucune date, aucun lieu. Il raconta comme on lit les sous-titres d'un film, les yeux grands ouverts, se commentant lui-même, et je suis sûre que les images passaient très clairement devant ses yeux. Sa mémoire est la plus fidèle qu'il m'ait jamais été donné de lire.

     Miguel n'était pas juif, bien entendu. Je dis bien entendu parce que de rescapé juif, chez moi, il n'y en a pas. Aucun de ceux qui sont partis n'est revenu. Miguel, les seuls noms qui ne lui revenaient pas, d'ailleurs, c'étaient précisément ceux des Juifs du camp.

     - Je n'ai pas dit qu'ils ne me revenaient pas, j'ai dit que je ne les connaissais pas.

     - Mais pourtant, Miguel, il y en avait ?

     - Evidemment qu'i y en avait, mais eux, soit on les tuait tout de suite à leur arrivée, soit de toute façon, ce n'était pas la peine de se fatiguer à les connaître, puisqu'on savait très bien qu'ils n'en avaient jamais pour plus d'un mois à vivre. Alors...

 

     Alors... Certains souvenirs ne s'émoussent pas.

 

     D'une voix monocorde, le Président Cerdini avait commencé à égrener les horreurs d'un acte d'accusation dont l'énoncé allait durer huit heures.

 

     Celui qu'on appelait le "boucher de Lyon" y avait été promu chef de la Gestapo en 1943. C'était incontestable. Et si chef il avait été, c'était bien sous ses ordres que de nombreux résistants, dont Jean Moulin, avaient été torturés et exécutés. Sous ses ordres que des milliers de Juifs avaient transité vers Drancy, ultime escale avant Auschwitz. Sous ses ordres qu'on était allé dénicher 44 mômes réfugiés dans un village paumé pour les déporter en 1944, cette fameuse colonie d'Izieu d'où rien, ni personne n'aurait dû même avoir l'idée d'aller chercher noise à ces enfants tristes, privés de leurs parents depuis si longtemps et qui tentaient timidement de réapprendre à vivre. Sous ses ordres que le 11 août de cette même année 44, le dernier convoi de France avait quitté Lyon à destination d'Auschwitz. Ce dernier convoi dont on ne peut s'empêcher de penser bêtement qu'il est encore plus inutile et tragique que les autres, les alliés avaient débarqué, tout était perdu, pourquoi ce dernier, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Ce dernier qui fait que ce crime contre l'humanité là est unique en son genre, qui a fait de l'élimination des victimes une priorité par rapport au transport des armes, des biens, des prisonniers, au repli des soldats, au sauve qui peut la vie. Cet incompréhensible et impardonnable symbolique dernier qui ferait presque oublier que celui d'avant et celui d'avant et tous les autres depuis le premier furent tout aussi incompréhensibles et tout aussi impardonnables.

 

     La première séance avait duré 6 heures et 43 minutes. Elle fut levée à 19 h 43, un peu plus d'une heure avant que le soleil, cruellement beau et tranquille, ne se couchât sur la campagne lyonnaise.


 

Fichier:Camp de Gurs panneau mémoriel 1980.jpg

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Rédigé par Victoria

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Publié le 10 Septembre 2012

     Après que les jurés eurent prêté serment, les témoins, près de cent, cités pour la plupart par les parties civiles, furent appelés. Les uns venaient déposer sur les faits retenus contre Barbie, les autres, dits "d'intérêt général", venaient apporter leur témoignage sur la période.

    

     Calmes et dignes avaient pris place les parties civiles constituées en cours de procédure auxquelles étaient venues s'en ajouter d'autres, qui s'étaient constituées en ce premier jour de procès, avec leurs avocats respectifs.  

     Là, suit l'énumération des noms, sur deux pages, tous les noms de toutes les parties civiles et de leurs avocats, Maîtres Alalof, Zimmermann, Grinspan, Zelmati, Ansellem, Collard, Assouline-Abecassis, Jakubowicz, de Beaurepaire, Bermann, Denard, Cohendy, Ducreux, Dumas, Feder, Charriere-Bournazel, Baverez, Gourion, Iannucci, Imerglick, Klarsfeld, Libman, Korman, Levy, Lombard, Castelli, Amar et La Phuong, Nogueres, Nordmann, Du Granrut, Rappaport, Rigal, Skornicki, Souchal et Vuillard, Tebib et Paul, Welzer et Zaoui, mais aussi Maîtres Santet, Lefort, Grenier, Castelli, Ravaz.

 

     Bien qu'il comprit tout à fait bien le français, Barbie (prononcez barbier, s'il vous plaît), avait choisi de s'exprimer en allemand, une traductrice avait été déléguée pour l'occasion. Lorsqu'on lui demanda de décliner son identité, Barbie répondit s'appeler "Altmann Klaus", l'intitulé de sa couverture bolivienne. Blanchi de cheveux, Barbie ne pouvait espérer l'être par la justice des hommes. Se pouvait-il qu'il ait pensé convaincre quiconque qu'il n'était pas ou plus le même homme ? Se convaincre lui-même, peut-être. Quelles sombres pensées avaient habité cet esprit durant ces quarante dernières années ? Quels cauchemars avaient peuplé ses nuits ? Comment cet homme avait-il trouvé le moyen de continuer à vivre ?

     Il avait en tout cas trouvé le moyen de se trouver des défenseurs enthousiastes, notamment Maître Jacques Vergès, lequel avait choisi de colonialiser sa défense en s'adjoignant deux confrères africains, un algérien, Maître Nabil Bouaïta et un congolais, Maître Jean-Martin Mbemba qui fut par la suite membre du gouvernement de Denis Sassou Nguesso au retour au pouvoir de celui-ci en République du Congo, Maître Mbemba est ainsi devenu en 2005 Ministre d'Etat, ministre de la fonction publique chargé de la réforme de l'Etat congolais.

 

     Les défenseurs de Klaus Barbie... Des défenseurs ?

     Bien sûr que non. Là résida l'hypocrisie du procédé. En position de pseudo-défenseurs d'un officiel nazi, siégèrent trois accusateurs féroces de la France des colonies. A la même tribune, l'Indochine, l'Afrique et l'Algérie.

     La France face à la souffrance de ses colonies, en un temps où la proclamation de "l'aspect positif" de son action outremer n'avait pas encore osé traverser l'esprit tordu de ses intellectuels ? Oui. Le procès du colonialisme ? Fort bien. Mais était-ce vraiment le lieu ? Etait-ce vraiment le moment ? Est-il possible que l'indécence du style n'ait pas une seconde effleuré les trois hommes ? Que le mauvais goût achevé de la démarche, vues les circonstances, ne les ait pas rebutés ? Ne peut-on grandir ailleurs que sur un tombeau ? Ne peut-on se choisir d'autre piédestal qu'une stèle funéraire ?

     Entreprise de mauvais goût, soit. Mais dénier l'intégrité du pays hôte et blessé eût pu être un système de défense intéressant. Dès lors que l'argumentation restait précise et pointue, dès lors que cette argumentation mettait en exergue cette tendance des états à se révéler étonnamment complaisants face aux barbaries pour peu que ces barbaries les servissent et fussent susceptibles de rehausser leur prestige. Dès lors que l'accusé Barbie était replacé au sein de cet hallucinant double fonctionnariat, allemand, on le saura, mais aussi français. Dès lors que ce schéma levait un peu le voile sur l'opacité de cette période. Dès lors que telle eût bien été la motivation des avocats de Barbie.

     Mais non. Je réalisai bientôt avec effroi que ces trois défenseurs-là n'avaient que faire du nazisme et de ses victimes. Qui avaient saisi l'opportunité d'une tribune de justice pour faire valoir leur propre mémoire de souffrance. Maladroit et pathétique, pensai-je avec découragement.

 

     Jusqu'à ce que Maître Bouaïta nous explique que selon lui, les Israéliens étaient les nazis d'aujourd'hui... Pas si maladroit, donc. Pas si pathétique. Le venin était toujours actif.


 

 

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Rédigé par Victoria

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Publié le 3 Septembre 2012

Le procès de Klaus Barbie avait donc commencé au Palais de Justice de Lyon le lundi 11 mai 1987 devant la Cour d'Assises du département du Rhône. Le tortionnaire de Jean Moulin, tristement connu comme le "boucher de Lyon", avait déjà été condamné à mort deux fois par contumace par le Tribunal permanent des forces armées de Lyon en 1952 et en 1954 pour assassinats, incendies, pillages et autres séquestrations arbitraires. Il venait à présent répondre devant la Cour d'Assises du département du Rhône de trois chefs d'accusation désespérément précis, à savoir la rafle lyonnaise du 9 février 1943 à l'UGIF, Union Générale des Israélites de France, rue Sainte-Catherine, la rafle de la colonie des enfants d'Izieu le 6 avril 1944 et la déportation de plus de 600 personnes dans le dernier convoi français, le 11 août 1944.

     La France, pour la toute première fois, jugeait un homme sous l'inculpation de crimes contre l'humanité.

 

     La position de la France était, est toujours extrêmement difficile. Pays vaincu dès 1940 puis rapidement passé à l'ennemi sous couvert de collaboration, l'Etat français n'a pas de quoi être fier. La résistance qui s'institua très vite était le fait d'hommes s'opposant au régime d'état et la répression contre eux fut des plus féroces. Il y a une extrême indécence à essayer aujourd'hui de faire de la France un pays résistant qu'elle n'était pas. Non, la France ne fut pas un pays résistant. Mais il y eut des résistants au pays de France. La nuance fait toute la différence. Et la vie ne fut pas tendre pour les résistants au pays de France. Loin de là. Si la France réussit un jour à faire son mea culpa, qu'elle n'oublie pas de présenter ses excuses à tous ces hommes et ces femmes qui choisirent de risquer leur vie au nom de l'honneur et de la liberté, tous ces héros du courage desquels on s'enorgueillit aujourd'hui sans jamais leur avoir exprimé le remords terrible que l'on a de les avoir ainsi blâmés, traqués, arrêtés, torturés, condamnés, exécutés sous le drapeau. La Patrie reconnaissante grandirait à s'affirmer aussi repentante. J'entends d'ici les gaullistes bondir et hurler comme un seul homme, on ne se refait pas, "Mais la France de Vichy, Madame, ce n'était pas la France."... Possible... Comme l'Italie de Mussolini n'était pas l'Italie. Comme l'Espagne de Franco n'était pas l'Espagne. Comme la Russie de Staline n'était pas la Russie, comme le Cambodge de Pol Pot ne fut pas le Cambodge, comme l'Iran n'est pas l'Iran, comme la Chine n'en finit pas de ne pas être la Chine. Et donc, comme l'Allemagne de Hitler n'était pas l'Allemagne. Question subsidiaire : A quel moment de son histoire un pays se reconnaît-il ? Pouvons-nous nous dédouaner ainsi de toutes nos dérives en nous reniant à chaque exaction ? A ce petit jeu-là, en déduisant de notre chronologie toutes les périodes troubles de notre histoire, nous sommes bien jeunes. Immatures. Inconscients. Tellement déraisonnables.

 

     Dans les très jolis films sur la période allant de 1939 à 1945 qui ont fleuri depuis, les rafles sont rythmées à grands coups de bottes par de méchants Allemands vêtus de cuir noir verni de la tête aux pieds. A Marseille en tous cas, dans la nuit du 22 au 23 janvier 1943, les bottes dont le martèlement épouvanta ma famille à tout jamais étaient françaises et chaussaient des pieds français.

 

     En conséquence de quoi en France, à la fin de la guerre, la qualification de crime contre l'humanité ne fut pas retenue pour la répression des crimes commis donc hélas tant par les Allemands que par les Français, ceci expliquant probablement cela et si la répression fut confiée à des juridictions d'exception, ce fut pour des crimes qualifiés de droit commun. Il fallut ensuite réfléchir 20 ans pour que la volonté que les criminels concernés ne puissent bénéficier de la prescription conduise au texte de loi du 26 décembre 1964 inscrivant le crime contre l'humanité dans l'ordre juridique français. Un petit article, bien seul dans le gros Code pénal, déclara ces crimes "imprescriptibles par leur nature", c'est à dire qu'il fut enfin établi que ces crimes pourraient être jugés sans aucun délai dans le temps, en référence à la charte du tribunal international de Nuremberg de 1945 et à la résolition des Nations Unies du 13 février 1946. La définition s'affina ensuite au jugé, si l'on peut dire. Ainsi, le 20 décembre 1985, afin que puissent être poursuivis en ce sens les tortionnaires de résistants comme l'allemand Klaus Barbie, mais aussi le français Paul Touvier, funeste chef de la milice lyonnaise, un arrêt de la Cour de cassation élargit la notion de victimes de tels crimes aux opposants politiques, débordant de fait le cadre racial et religieux préalable, avant de poser que seraient définis tels les crimes perpétrés "au nom  d'un Etat pratiquant une politique d'hégémonie idéologique".

     A partir de 1994, le livre II du nouveau Code pénal, entré en vigeur en mars de cette année-là, intégra une loi votée par les parlementaires, définissant précisément le crime contre l'humanité (articles 211-1, 212-1 et s. du Code pénal) prenant en compte les jurisprudences successives. La compétence des tribunaux français fut élargie par la suite en 1995 et en 1996 aux crimes relevant du Tribunal Pénal pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal Pénal International pour le Rwanda.

     C'est cette dernière définition fine et sans ambiguïté qui permit à la France de reconnaître un peu discrètement certes, mais très officiellement en 2001, seulement 7 années après que le texte définitif ait été abrogé, si tant est qu'un texte de loi puisse être définitif, que la traite des noirs et l'esclavage constituaient des crimes contre l'humanité (loi n°2001-434). Sans commentaires.

 

     C'était l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité inscrite dans le droit français depuis 1964, donc, qui avait permis cette nouvelle inculpation de Barbie. Les deux premiers procès qui l'avaient condamné à mort par contumace les 29 avril 1952 et 25 novembre 1954 avaient d'ores et déjà décompté les crimes et méfaits du zélé fonctionnaire, tortures, exécutions, déportations, pillages, mais plus de 20 années s'étaient écoulées depuis. En vertu de la prescription, ces exactions ne pouvaient plus lui être reprochées.

     Par contre, accusé de crimes contre l'humanité, par définition imprescriptibles, Barbie, bien qu'âgé de 74 ans en 1987, devait répondre de ses actes et ne pouvait pas prétendre échapper une fois de plus à la justice des hommes.

 

     Ce lundi 11 mai, à 13 heures, me fis-je raconter obligemment par les collègues, avait ainsi pris place le Président André Cerdini au milieu de ses assesseurs, Gérard Bacquet et André Picherit, auxquels avaient été adjoints deux assesseurs supplémentaires, Robert Parneix et Michel Terrier. Choisis pour représenter le Ministère public, le procureur général Pierre Truche, devenu depuis premier président honoraire de la Cour de cassation et Jean-Olivier Viout, substitut général. Les robes rouges et noires installées, neuf jurés avaient été tirés au sort. Il paraît que deux furent récusés et que six supplémentaires leur furent adjoints au cas où.

     Je me posai la question. Qu'est-ce qui peut justifier une récusation dans un procès de ce genre ? Je sais par exemple que pour les braquages de banque, on récuse les employés de banque, si la victime s'appelle Germaine, on réfutera les Germaine, dans les cas de viols, on réduit autant que faire se peut le nombre de jurés femmes. Qui récuse-t-on quand il s'agit de juger des crimes contre l'humanité ?


     Tous ceux que le sort a un jour mis en situation de jurés le disent, être placé en position de juger autrui est une épreuve bouleversante, totalement déstabilisante. Je pense que les neuf jurés de ce mois de mai en firent la difficile expérience.

     Pour rien au monde je n'aurais voulu être à leur place.

    

 

    

 

    

 

 

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Rédigé par Victoria

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Publié le 28 Août 2012

     Je crois bien qu'en 15 ans de journalisme, je n'ai jamais présenté d'accréditation nulle part. Il en alla de même à Lyon. Les vigiles de l'entrée se firent un plaisir de me livrer passage non sans me confier leur sentiment sur les débats en cours, le procès avait commencé la veille et la couleur était donnée. Un public nombreux se pressait aux portes du palais.

     - C'est qu'on a des vedettes, ici.

     - Oui, j'ai entendu dire que Serge Klarsfeld était partie civile.

     - Oh non ! La vedette n'est pas chez les parties civiles...

     - ...

     - La vraie vedette, c'est Vergès.

     - L'avocat de Barbie ?

      - Oui, et ça vaut mieux pour lui d'être bon, il est tout seul contre quarante. C'est lui que les gens viennent voir.

 

     A cette époque, je ne savais pas encore que lors d'un procès, les têtes d'affiche sont les avocats, avec leurs grandes robes propices aux envolées de manche, et que les accusés ne sont finalement que des spectateurs pas tout à fait comme les autres. Moi, pourtant, c'était Barbie qui m'intéressait. Allais-je pouvoir le regarder ? Allais-je supporter sa vue ? Je fus saisie devant cet homme petit, vieux, insignifiant. Dans son costume sombre, il avait l'air de tant s'ennuyer. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, semblaient être de loin deux morceaux de charbon...

     Je n'ai pas envie de me souvenir de l'incommensurable malaise qui me saisit à sa vue. Je n'ai nulle envie, en le décrivant, de lui redonner vie, ne fut-ce qu'un instant.

 

     Ce mardi-là, le 12 mai, lorsqu'il était entré de son pas traînant dans le box des accusés, son avocat Vergès lui avait serré la main, ostensiblement, j'ai failli écrire affectueusement, beaucoup trop cordialement en tout cas, en agitant bien haut sa manche noire, chose que je n'ai plus jamais vu faire, par aucun avocat à aucun accusé. Pourquoi le fit-il, quand rien ne l'y obligeait ? Peut-être pour se donner du courage ? Non. Le courage, il n'avait pas l'air d'en manquer et les risques qu'il encourait personnellement étaient tout de même très limités. Se délectait-il de vivre un fantasme d'avocat ? Défendre l'indéfendable, tâche noble entre toutes ? Non. Je ne vis nulle noblesse de ce côté du prétoire. De la prestance et du bagoût certes, mais nulle noblesse. Comme beaucoup, j'eus la sensation que cet homme chétif, peu esthétique, d'un point de vue purement graphique, se délectait de l'acoustique inespérée qui lui était offerte pour oser prétendre ébranler le prestige d'une France empêtrée dans ses doutes et ses contradictions hypocrites, dragon féroce à l'incandescence d'autant plus factice qu'il se disait sous le manteau que Barbie était susceptible de faire des révélations sur la place réellement occupée par la Résistance dans la France de la collaboration. La place de la Résistance dans la France de la collaboration était pourtant on ne peut plus claire, me semblait-il. Elle était hors-la-loi, et elle fut réprimée comme telle, qui pourrait le contester ?

   

     Je me demande dans quelle mesure l'avocat Vergès ne se réjouissait pas surtout de pouvoir affronter sans risques démesurés et sans enjeu personnel réel, de son étonnante voix modulée, la formidable, mais paradoxale puissance de la justice humaine, ce qu'il fit avec une hallucinante mauvaise foi et le plaisir qu'il sembla en tirer, un plaisir violent, quasi orgasmique, me parut des plus malsains. Il me donna la désagréable impression d'opérer avec son client un transfert que je me refusai alors à analyser.

 

     Je réalisai très vite que, comme toujours, l'homme de la rue était dans le vrai. Tout ceci n'était qu'une mascarade, une sombre farce.

     J'ai vécu ce procès le coeur au bord des lèvres.

 

 

 

 


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Rédigé par Victoria

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Publié le 25 Août 2012

   Je fis mon chemin, lui donnai une couleur radiophonique. Pour dire, faire dire, écouter, être entendue.

     Lorsque j'appris que Barbie allait être jugé à Lyon, je sus. Il fallait que je le voie, que je le regarde. Que je rencontre le bourreau, en hommage à ses victimes. Il allait m'être donné de croiser un rouage de l'immonde machine. Contemporain, viable, vivant, peut-être. D'aspect humain, en tout cas. Je réalisai qu'inconsciemment, j'avais diabolisé la période et ses acteurs car ma raison avait eu besoin de les imaginer lointains, barbares, délirants, hystériques, avec des rictus de haine et des yeux injectés de sang, mais qu'au fond de moi, je savais bien qu'il n'en était rien. Il n'est nul diable en notre histoire. Que de l'humain. Minable, affligeant, consternant, mais indubitablement humain. L'horreur est née de la misérable addition de nos petites lâchetés, l'accumulation désolante de nos faiblesses, d'une terrifiante fadeur de sentiments.

 

     J'appelai Shlomo M., rédacteur en chef de ma radio juive parisienne.

     - Shlomo, il faut que j'aille à Lyon.

     - C'est une idée, ça. Tu as la possibilité de te loger, là-bas ?

     - Oui, le cousin de ma mère y est rabbin.

     - Ok, ma belle. Je te fais parvenir les accréditations. Eulalie est déjà sur place, mais cela ne devrait pas poser problème. Tu peux me prévoir un direct tous les jours pour le journal de midi ?

     - Je suppose que oui.

     - Fais attention à toi.

     - Merci Shlomo.

 

     Je ne connaissais pas le cousin Jacky et je n'étais jamais venue à Lyon. Je fus surprise par la beauté tranquille et comme innocente de la ville. Jacky habitait une manifique demeure dans les vieux quartiers, à quelques pas du palais de justice. Cet homme admirable et minuscule régnait en patriarche sur sa maison et sur ses six filles, toutes belles, raisonnables, douces, serviables. Un tout jeune enfant turbulent, le fils dernier né, ponctuait en grâce le royaume. Indifférente au tumulte et sereinement épanouie, la somptueuse rabbanite, âme véritable du foyer, me conforta dans mon idée qu'être femme est un incomparable privilège, pour peu qu'on maîtrise un minimum d'ubiquité.

     J'arrivai à Lyon le mardi 12 mai, le procès avait commencé la veille. Je fus accueillie comme une fille dans cette merveilleuse famille. On ne me posa aucune question sur mes croyances, ni sur mes habitudes et on m'installa dans l'enthousiasme, célébrant ma venue comme une fête. Jacky, dont le poids communautaire semblait être inversement proportionnel à son poids réel, me donna avec un bon sourire une accréditation pour entrer au tribunal, "on ne sait jamais, si tu n'arrives pas à joindre tout de suite tes amis de la radio". Jacky est un homme étonnant d'intuition et de sagesse.

 

     L'après-midi même, témoin parmi les témoins, floue d'appréhension entre Rhône et Saône, je flânais sur le chemin du tribunal. Toute à ma petite schizophrénie personnelle qui me permet, quels que soient le trouble et les circonstances, d'avoir toujours la conscience aiguë et émerveillée d'un miroitement sur le fleuve, d'un vol d'oiseau dans le ciel pâle, d'un sourire d'enfant, toutes ces victoires de la vie et du beau sur l'ignominie et la bassesse, je souriais intérieurement. J'allais au devant de ma mémoire et le soleil brillait. Je me souviens qu'il brillait et son aveuglant reflet scintillait dans l'eau du fleuve.

     Il brillait... Comment le pouvait-il, avec cette innocence lumineuse, ce recul lent, cette froideur ?

 

     Il y avait attroupement aux abords du tribunal.

     - Quelle belle ville ! Que se passe-t-il ici ?

     Une voix fusa : "Je ne sais pas."

     A laquelle répondit aussitôt en écho une autre voix, condescendante. "Mais non, c'est ce procès, vous savez...".

    Puis très vite, dans un brouhaha.

     - Vous ne regardez pas la télé, ou quoi ?

     - On ne voit que nous, en ce moment.

     - Lyon est, ce mois-ci, la capitale de la France.

     - Ah oui, cette guignolade !

     Il en est des mots de la rue comme de la poudre. Le premier mot enflammé, les autre fusent jusqu'à l'explosion de silence de ceux qui réalisent qu'ils ne se connaissent pas.

     - Ce procès vous dérange ?

     - Un peu, on ne peut même plus se garer.

     - Evidemment. Mais l'enjeu vaut bien ce petit désagrément, vous ne croyez pas ?

     - Bof, remuer le passé, à quoi ça sert ?

 

     Tout est là, mon bon ami, tout est là. A quoi ça sert ?

     A quoi sert la vie, à quoi sert la mort ? A quoi sert la justice, à quoi sert la liberté ? A quoi bon cette souffrance ? A quoi bon la conscience ? A quoi bon la mémoire ?

     A quoi bon toute cette haine ?

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Rédigé par Victoria

Publié dans #Procès Barbie.

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Publié le 23 Août 2012

     Un procès lyonnais.

 

     Le procès Barbie est resté pendant des années un dossier vierge dans mes archives personnelles de l'ordinateur. Un titre sans développement. Un sujet en attente dans l'antichambre de mes réflexions, une idée en suspens au bout de mon jugement, comme un souvenir perturbant à la surface de ma mémoire, une perspective d'approfondissement de ma pensée au tréfonds de mon cervelet, comme un non-dit sur le bout de ma langue. Il est des sujets qui ont besoin de décantation longue.

 

     J'avais gardé tous mes croquis, toutes mes annotations. Les documents consumaient ma serviette depuis presque 20 ans. Parfois, je les sortais et les contemplais. Je relisais mes notes. Puis, lentement, je remettais le tout dans l'étui de cuir.

     La bête était encore féroce et il semblait que l'anesthésie du temps ne prenait pas.

 

    Je le compris un beau jour. La laisser sortir ne me libèrerait de rien. Tant pis.

 

     Lorsque ma décision fut prise d'écrire, enfin, je ressortis tout, mis tout à plat. Mais il me fut impossible de mettre la main sur l'acte d'accusation. Il s'imposait pourtant, me semblait-il, en annexe, en introduction, il s'imposait. L'avais-je détruit dans un accès de rage impuissante ? J'en étais bien capable. Qu'importe. Le troisième millénaire nous avait doté d'Internet, voyons voir, "acte d'accusation du procès Barbie", je lançai la recherche. Les options défilèrent. Le procès Barbie avait été retransmis un an auparavant jour pour jour dans son intégralité sur la chaîne Histoire du câble. Je croyais me plonger dans un passé assourdi, je me retrouvai jetée au sein d'une actualité opportune. Le hasard, le hasard ?, une fois de plus, me bousculait, me malmenait. Je décidai de continuer.

 

     Dans la nuit du 22 au 23 janvier 1943. 

 

     Je me souviens, quand je vivais à Paris, une amie m'avait confié qu'elle avait toujours su que ses parents avaient été déportés sans qu'ils le lui aient jamais dit. On n'avait eu besoin de lui donner aucun détail et la connaissance des faits quand elle l'eut plus tard ne fit que confirmer ce qu'elle avait déjà lu dans ses cauchemars d'enfance. Je ne sais pas si elle avait raison quand elle affirmait que la mémoire est inscrite dans nos gènes.

     Pas dans les miens en tout cas.

 

     J'ai vécu une enfance lisse et heureuse au sein d'un couple tendre et uni environné d'une pittoresque famille méditerranéenne. J'ai grandi dans un romantisme pagnolesque et ensoleillé. Romantique, le nid de misère de mes grands-parents paternels sous les toits marseillais du Vieux-Port, romantique, l'enfance orpheline de mon père en Haute-Loire, romantique Victoria, ma grand-mère, qui avait eu le bon goût de ne pas vieillir et de flotter, éternellement jeune et blonde dans nos souvenirs.

     De mon enfance, tout était joli, tout était légende. Le voyage du grand-père de Turquie, en partance pour les Etats-Unis et que le cousin de l'escale marseillaise avait persuadé d'interrompre son périple, "t'y es pas un peu fada, y parlent tous américain, là-bas". Mon père, ce gosse délicieux des photos qui essuyait une larme à chaque fois qu'il entendait Berthe Sylva chanter "Les roses blanches" et qui nous récita d'un air espiègle en guise de berceuse le "je vous salue Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus le fruit de vos entrailles est béni, Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à l'heure de notre mort, Amen", son émotion quand il évoquait la paysanne de Lavout-Chilhac qui ne l'avait jamais vu se laver et qui avait voulu l'adopter après la guerre, nous y sommes d'ailleurs retournés en famille et en pèlerinage, à Lavout et nous avons été accueillis comme des vedettes américaines. Mon père que la France n'eut ensuite aucun scrupule à expédier en Allemagne pour y faire son service militaire, il fallait oser, et qui avait mis un point d'honneur à ne pas apprendre un mot d'allemand, puis la guerre d'Algérie et la fausse appendicite pour ne pas y aller, mais ils l'y avaient envoyé quand même après l'opération, parce qu'à cette époque-là on ne la leur faisait pas.

     La lettre du beau cousin Elie qui avait refusé de sauter du train à Drancy parce qu'il ne voulait pas laisser son père. L'oncle Jacques et la tante Claire. Le bar de l'Opéra. Mireille, ma douce Mireille, avec ses yeux si bleus qui frisaient quand elle se souvenait des beaux américains avec leurs chewing gums qui lui donnaient du chocolat et lui avaient appris à danser le rock à la libération.

     Combien loin de la réalité ignoble étaient mes souvenirs enchantés.

 

     Quel choc quand, en terminale, à 17 ans, j'assistai pour la première fois à la projection de "Nuit et brouillard". Je suffoquai, moi qui, pourtant, avais grandi avec Jean Ferrat. Ce jour-là, les rimes, brutalement, se disloquèrent pour devenir des mots. Et quels mots... "Ils étaient 20 et 100, ils étaient des milliers, nus et maigres tremblant dans ces wagons plombés, qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants, ils étaient des milliers, ils étaient 20 et 100". On avait désaccordé ma guitare. Le visage souriant d'Elie sur la cheminée se figea. Ce sourire si doux. Il n'avait pas 19 ans. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

 

     Pourquoi, pourquoi... Arriva le temps de la colère. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Attention, pas pourquoi ont-ils fait ça, non. Pas encore. Mais pourquoi vous êtes-vous laissés faire ? Comment avez-vous pu accepter ?

     Et comment pouvez-vous rester là, tranquilles, alors que des bourreaux vivent encore ? Je projetai des expéditions punitives, sans avoir jamais entendu parler de Wiesenthal, ni des Klarsfeld. Pour Elie, pour l'oncle Jacques, l'oncle Shaül et tous les autres, pour tous ces charmants dont on m'avait privée. Je projetai rétrospectivement de tuer Hitler. Comment n'y avez-vous pas pensé ? J'essayai de me mettre en situation, de me justifier à moi-même ces pulsions ultra-violentes. L'assassinat peut-il être justice ? N'est-il pas, quoi qu'il en soit une forme de suicide ? En d'autres termes, peut-on survivre à une mort qu'on a décidé, fut-elle celle d'un monstrueux malingre minable canalisateur de haines ?

 

     Je me calmai. Je crois que je lus jusqu'à l'écoeurement tout ce qu'il est possible de lire. "Si c'est un homme" de Primo Levi m'accabla, je sanglotai sur "le dernier des Justes" de Schwartz Bart, "le cinquième fils" de Wiesel acheva de me plonger dans l'abîme. Evidemment que la mort des bourreaux n'a aucun sens. Evidemment qu'une vie n'en rachète aucune autre. Alors quoi ? Mourir ?

 

     Vivre. Avancer. Garder les yeux ouverts. Pointer la folie qui nous entoure, qui est en nous. Démentiels garde-fous. Est-il moins fou, celui qui sait qu'il est fou ?

 

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Rédigé par Victoria

Publié dans #Procès Barbie.

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Publié le 21 Août 2012

 

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                        "Depuis le temps que la France "rayonne", je me demande

                 comment le monde entier n'est pas mort d'insolation."

                                                                       Jean-François Revel.

 

    

     Préambule...

 

     Il n'y a pas de hasard.

     A ce qu'il paraît.

 

     Lorsque j'ai commencé à écrire sur le procès Barbie, en novembre 2006, j'avais décidé en introduction, pour m'expliquer à moi-même mon implication  probablement, de raconter ma famille marseillaise. L'Opéra. Je me rendis compte bien vite que mes fantômes étaient vivants. Un à un, peu à peu, ils s'affichèrent sur mon écran éblouissant. En larmes, je continuai d'écrire.

 

     Je réalisai alors que j'ignorais complètement les détails techniques. Quel jour, à quelle heure, faisait-il froid, chaud, jour, nuit, y avait-il du vent, pleuvait-il ? J'appelai mon père. Me demandant comment j'allais pouvoir, l'air de rien, lui poser ces questions. Mon père n'est pas de ceux qui se sont tus. Il est bien pire. Pour mieux se taire, il a parlé. Parlé et parlé encore. Il a parlé tant et si bien que très vite, plus personne n'a écouté. Je ne fus jamais dupe. Mais par respect, par décence, comme tous les autres, comme tous les autres ?, je le laissai égrener ses souvenirs choisis sans jamais le relancer. A son récit ne pouvait répondre que le silence. Aujourd'hui que ma mère est morte, quand je le sens si fragile, je voulais moins que jamais raviver ces souvenirs noirs de sa prime enfance, moins que jamais rouvrir ces puits. Ces questions qu'il ne nous avait pas permis de poser étaient indécentes, je m'en rendais bien compte. En apnée, je me lançai.

     - Papa, tu te souviens de la date exacte de la rafle de 1942 ?

   J'étais décidée. S'il faisait mine de ne pas entendre, s'il ne répondait pas, je renoncerais illico. Sans m'excuser, sans en avoir l'air, je changerais de sujet dans l'instant, je ferais celle qui, comme il nous l'a toujours si bien dit, ne peut pas comprendre...

 

     - C'était en 1943. Dans la nuit du 22 au 23 janvier.

     Il avait répondu si vite et si nettement que je ressentis l'impression bizarre et toujours étonnée qui me saisit lorsque j'enfonce la touche "play" du lecteur CD. Avec tous ceux qui ont connu la magie lente des microsillons, je reste émerveillée par la réponse quasi instantanée d'un son déterminé. Mon père me répondit d'une voix claire, rapide, précise, comme s'il n'avait vécu que dans l'attente de cette question. Comme si la réponse avait été gardée au chaud, prête à être servie quand le moment arriverait enfin. Inéluctable.

 

     Je répétai stupidement : "En 1943 ?"

     - Oui. Ils ont emmené Elie et l'oncle Jacques, tonton Shaül...

     - Il habitait l'Opéra, lui aussi ?

     - Mais ce n'était pas qu'à l'Opéra, la rafle, c'était dans tout Marseille. Mon oncle habitait rue Camille Pelletan.

     - Mais ils avaient des listes ? Ils savaient qui ils venaient chercher ?

     - Ils n'emmenaient que les hommes adultes, ils ont pris mon oncle et Elie, il avait 19 ans.

     - Qui t'a raconté ?

     - J'y étais.

     - Tu y étais ?

     Je me laissai tomber sur la première marche de l'escalier, derrière le téléphone. J'étais horrifiée. Mon père de 8 ans les avait vus arriver, emmener son oncle et son grand cousin. Il avait vu sa tante prendre la tête de son fils dans ses mains, l'avait-on laissée embrasser son fils ?

     Il les avait entendu frapper à la porte. Il avait écouté leur vacarme dans l'escalier. Oh non ! Pas ça.

     - Tu n'étais pas chez tes paysans en Haute-Loire ?

     - Mais non. Ma mère venait de mourir, Sylvain était chez tonton Shaül et moi, j'étais chez tante Claire. Mon père travaillait de nuit. Il n'était pas là.

     - Tu y étais...

     - Oui, et Gaston aussi, y était.

     Mon oncle Gaston et ses bonbons du samedi. Je savais depuis longtemps que sa seule présence apaisait mon père. S'étaient-ils blottis l'un contre l'autre, ce soir-là ?

     - Mais alors...

                        je sursautai,

                                         ... ils auraient pu prendre Sylvain aussi, il avait 14 ans, non ?

     - Oui, mais ils ne l'ont pas pris. Ma tante a dit, laissez-le, il est tout petit.

     Je ne pouvais plus parler. J'étais soufflée.

 

     C'était comme si tout prenait corps, réalité. Dans la nuit du 22 au 23 janvier 43. Dans la nuit du 22 au 23 janvier 43. Comment allais-je pouvoir continuer à dormir dans les nuits des 22 au 23 janvier à venir ?

 

     Je voulus que mon fils lise mes premières lignes. Ses réactions ressemblent tant aux miennes à son âge. Nous étions nombreux, pourquoi ne pas nous être battus ? Même à mains nues ? Beaucoup seraient morts, mais pas six millions. Pourquoi est-ce que personne n'a tué Hitler ? Etc..

     Il arriva au passage où je racontai que la projection de "Nuit et Brouillard" en terminale quand j'avais 17 ans m'avait anéantie. Il se tourna vers moi.

     - Tu as vu ça ? Moi aussi, je l'ai vu ce matin, au collège.

     Ce matin... Je ne crois pas aux signes.

     - On vous a montré ça, en 3ème ?

     - Oui, on a vu ce qu'ils faisaient, le prof a demandé aux filles de tourner la tête quand les images leur semblaient trop gore, il paraît qu'il y a des élèves qui font des malaises en voyant ça...

     Il y a des élèves qui font des malaises en voyant ça... Comment peut-on montrer "ça" à des 3èmes ? A-t-on le droit de présenter ce genre de document à des enfants sans préparation préalable ? Quand on ne sait pas si certains n'ont pas des noms à mettre sur ces chiffres, des visages à mettre sur ces corps ? En tant que parent, j'étais furieuse. En tant que famile de déportés, j'étais effondrée. Il me semble que ce type de projection devrait être une action concertée, je devrais avoir le droit de parler avec mes enfants avant qu'ils ne se prennent ça en pleine face, comme ça...

 

     - Et toi, tu as supporté ?

     - Il y avait des têtes partout, les gens étaient si maigres...

                       il lut les lignes de la chanson de Ferrat,

                                         ... voilà, c'est ça, avec les trains comme des trains pour les animaux. Au fait, comment est-ce qu'ils ont pu filmer ? C'est vraiment des enfoirés.

     - Tu as supporté ?

     - Je voulais qu'il me prête le film pour te le montrer, mais il m'a dit qu'il voulait le faire voir d'abord aux autres classes.


 

 



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Rédigé par Victoria

Publié dans #Procès Barbie.

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