Publié le 24 Janvier 2016
Holon, le 24 janvier
Ma chère petite soeur,
Je continue donc...
Je me souviendrai toujours mon premier jour à Valdegour.
Ma première classe.
A l’époque, je faisais des croquis d’audience pour le Midi Libre aux Assises de Montpellier. Du passage à l’acte. Du violent généralement, du gore, souvent, du pathétique, toujours.
J’assistais à la lecture de l’acte d’accusation en croquant l’accusé et ses défenseurs, puis j’allais encrer mes dessins au troquet d’en face. Du coup, à la Coquille (ça ne s’invente pas), j’étais devenue une espèce d’attraction. La patronne mettait un point d’honneur à donner un coup de pinceau sur chacun de mes dessins. Les témoins et les familles me tournaient autour, les habitués commentaient.
L’un des habitués du comptoir d’ailleurs était Karim, un arabe très sympa, avocat peut-être ou commerçant du coin, je ne sais plus et un jour, du coup, en badigeonnant du bleu, je lui ai raconté un peu Valdegour.
Il faut dire que j’allais de découverte en découverte. Le fait que je sois juive avait fait le tour du collège comme une traînée de poudre.
Ça, c’est un truc inexplicable qui s’est vérifié dans toutes les classes de tous mes collèges. En moins de 2 heures, tous les élèves ont toujours su que j’étais et juive et végétarienne.
En vrai, ça tient à pas grand chose. Tu protèges des rires crétins un frisé, un roux, un lunettu, un poilu, un grand, un petit, un gros, un maigre, un différent d’une façon ou d’une autre, tu es juive; tu fais sortir par la fenêtre de ta classe, vivante, une araignée, une blatte, une abeille, une mouche, une fourmi, tu es végétarienne.
Ce n’est pas plus difficile.
Une fois qu’on t’a cataloguée comme ça, en général, on passe à autre chose, mais à Valdegour, l’information était sidérante.
Les élèves étaient des enfants de la cité. Ils ne connaissaient rien d’autre que les tours. Leur vie, c’était le collège, les voisins, la mosquée. Ah oui, parce que la mosquée, pour eux, c’était comme le centre aéré pour tes gosses. Ils y passaient tout leur temps libre, sauf quand un malheureux éducateur essayait de les coincer à la maison des jeunes. Rarement très longtemps. Et ils allaient illico se désinfecter l’esprit juste après, à la mosquée.
La mosquée comme une cure de détox, tu vois le genre ?
Quand je suis entrée dans la première classe de mon premier cours, les élèves, sagement installés (c’étaient des 5èmes en même temps) avaient déjà préparé une demi-feuille de papier.
- C’est quoi, cette moche feuille ?
- Mais… la fiche de renseignement.
- Renseignement de quoi ?
- Ben vous savez bien, profession du père, de la mère, … comme tous les profs.
- Ah mais moi, je me moque complètement de savoir ce que font ton père et ta mère. Je veux savoir qui tu es, toi.
La mouche en général, c’est à ce moment-là, qu’elle se manifestait.
- Mais alors on fait quoi ?
- Je plaisante, j’ai très envie de connaître tes parents, mais j’irai regarder la fiche d’un des collègues, ok ? Non, ici, tu vas me montrer ce que tu sais faire, toi. Dessin libre. Juste tu indiques ta classe et tu signes.
- C’est quoi dessin libre ?
- C’est le dessin que tu veux.
- Moi, je sais rien faire.
- Eh bien, il était temps que j’arrive.
- Qu’est-ce qu’on fait ?
- Moi, si j’étais vous, j’arrêterai de me faire prier. Pour une fois qu’on ne vous donne pas de consigne, profitez-en, faites-vous plaisir.
Après deux ou trois petits réajustements, tout le monde s’y est mis.
Moi, j’ai ouvert le tiroir de mon bureau. J’y ai trouvé comme annoncé une liste de rapports à remplir.
Tiens, le premier de la pile était écrit, alors… Sofiane (6ème 2) a baissé son pantalon et montré ses fesses.
Sanction demandée : Entretien avec la psychologue, entretien avec les parents, trois jours d’exclusion.
Très amusée, j’avais lu à haute voix.
Je te laisse imaginer la surprise.
J’ai levé les yeux vers la classe médusée. Je suppose que je n’étais pas censée trouver ça si drôle.
- Vous le connaissez, ce Sofiane ?
- C’est lui, Madame.
- Quoi, il est dans cette classe ?
Merveille des merveilles.
- Je vais vous expliquer, Madame.
Il est venu jusqu’à mon bureau en se tortillant. Il avait l’air délicieux, ce gosse. Là, j’ai ri franchement
- Oui, raconte moi ce qu’il faut faire pour que tu montres tes fesses.
Eclat de rire général.
- C’était la prof Madame.
- Quoi, la prof ?
- Vous Madame, je vous montrerai jamais mes fesses.
- Oh non, mais pourquoi ? En plus, tu ne peux pas savoir, tu ne me connais pas encore...
- Elle était pas drôle, Madame.
- Mon Dieu, si on doit montrer ses fesses à tous les rabat-joie de la planète, on n’a pas fini, c’est moi qui vous le dis. Sans compter qu’il y a plus élégant comme argument.
Voilà, on a commencé comme ça.
On m’avait mise en tandem avec un agrégé d’anglais, enfin pas agrégé, mais en voie de, un petit jeune très enthousiaste, passionné de littérature anglaise, non mais sans blague, qui s’était fait un plaisir de me présenter “nos chères petites têtes brunes”, en me montrant fièrement son classeur de fiches.
- Tu vas voir, les fiches, tu en lis une, tu les as toutes lues. Regarde, là...
Mais moi, j’avais déjà repéré un truc trop bizarre sur la première fiche.
A la ligne j’aime, le gamin avait écrit le Coran, la Mecque et l’islam.
A la ligne je n’aime pas, les Juifs, les porcs et les racistes.
Ça avait le mérite d’être clair.
Mon petit prof d’anglais a fait une tête bizarre.
- Ah oui, que tu saches, ils écrivent tous ça.
- Quoi, tous ça ?
Effectivement, toutes les fiches affichaient la même chose, ce que j’aime en trois, le Coran, la Mecque et l’slam, dans l’ordre et ce que je n’aime pas, en trois aussi, les Juifs, bon pas besoin d’un dessin, les porcs, sous entendu, ceux qui mangent du porc, et les racistes, sous-entendu, ceux qui n’aiment pas les arabes.
- Personne n’aime le chocolat ici ?
- Non. Et personne ne déteste non plus les épinards.
Mince.
La classe suivante était une troisième.
Un petit charmant costaud a bloqué sur le pas de la porte.
- Madame, c’est vrai que vous êtes juive ?
- Déjà ? Oui, pourquoi ?
- Madame il est écrit dans le Coran qu’un musulman ne doit pas respirer le même air qu’un juif.
- Allons bon. Ok. Sors.
Assise à mon bureau, je n’avais même pas levé ni la voix, ni les yeux de mon dossier et ça a eu l’air de le sidérer.
- Mais Madame…
- Quoi encore ?
Je l’avais rejoint à la porte. Je comprenais confusément que je passais mon premier test, le fameux qui change la donne et après lequel tout est clair pour l’année entière, tu peux enseigner tranquille ou tu souffres, mais je n’étais prête à aucune concession. J’ai fait mine de fermer la porte, mais il n’avait pas bougé. Il était plus grand que moi.
- C’est écrit Madame...
- Oui, j’ai bien compris. J’espère aussi qu’il est écrit ce que deviennent les imbéciles qui refusent l’instruction. Tu bouges ?
Derrière mon dos, dans la classe, j’ai entendu des murmures approbateurs. Le vent qu’elle lui a mis.
- Et si je décide d’entrer Madame ?
- Je ne voudrais pas avoir ta vie sur la conscience.
Il a souri.
- Oui mais à l’école on a le droit.
Moi je ne souriais pas du tout.
- Je te préviens, je ne suis pas que juive. Je suis aussi professeur. Alors si tu entres, c’est pour l’année et pour bosser sérieusement. Tu es prêt à jouer le jeu ?
- Oui Madame.
- Tu as fait le bon choix. On commence avec le tag d’un mot qui va te plaire. Respect.
Bref, tout ça pour te dire qu’à la Coquille, tout ça continuait de me donner mal au crâne et le crime du jour n’arrangeait rien.
Karim a hoché la tête en touillant son petit noir serré.
- Tu ne pourras rien changer.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Parce que c’est quelque chose qu’on nous enseigne depuis qu’on est tout petits.
- De quoi tu parles ?
- Tu veux que je te raconte l’histoire que me racontait ma mère quand j’étais petit ?
- Oui.
- Je te préviens, tu ne vas pas aimer…
- Vas-y.
- Ok. C’est notre petit chaperon rouge à nous si tu veux. On nous raconte des histoires de Juifs et comment vous êtes des monstres. Vous êtes nos loups, nos ogres.
- Vos quoi ?
- L’histoire dont je me souviens le mieux raconte qu’après une guerre qui nous a opposés aux Juifs et que nous avons gagnée…
J’ai levé les yeux de mon bleu,
- Tu veux dire aux Israéliens ?
- Non non, aux Juifs.
- Quelle guerre ?
- Je ne sais pas, une guerre ancienne.
- Mais quoi une guerre ancienne, avant Israël pendant des milliers d’années on n’a pas eu d’armée…
- Arrête de m’interrompre, c’est une histoire, ok ?
- Ok, ok.
- Donc on a gagné et vous êtes tous morts.
- Ah bravo.
- Et vos femmes désespérées de comprendre qu’il n’y avait plus d’hommes sont allées la nuit au cimetière…
- C’est une histoire pour les enfants, tu es sûr ?
- … et elles ont couché avec les morts.
Ce qui veut dire que vos mères vous ont eus d’une semence morte. Vous n’êtes pas des humains.
J’en suis restée le pinceau en l’air.
- Karim. Ta mère t’a raconté cette histoire quand tu étais petit ?
- Oui.
- Et tu me parles quand même ?
- Oh arrête tes âneries. C’est juste pour que tu comprennes que c’est pas gagné, c’est tout.
- Oui, mais si toi tu t’en es sorti, tout le monde peut s’en sortir, non ?
Je me souviens, Karim a ri. Isabelle ? Remets nous 2 cafés, va.
Tous ces enfants qu’il faudrait protéger…
Non, je ne fais pas ma gauchiste.
Et quand bien même. Comme disait Desproges, quand la situation est grave, être de droite ou de gauche, c’est avoir un comportement hémiplégique et c’est rarement approprié. Oui, je l’ai un peu revisité, Desproges, mais c’est l’idée.
C’est probablement la leçon la plus frustrante que j’ai tirée de mon expérience des tribunaux. Sur les bancs des pires accusés traînent souvent des victimes minables et pitoyables et les coupables, les vrais, sont dans le public qui hurlent avec les loups en attendant perversement de tirer les marrons du feu.
Plus que jamais en ce moment, j’essaie de me rappeler que pour avancer et surmonter les épreuves les plus dures soient-elles, il faut toujours dépasser l’émotion et prendre de la hauteur.
Plus que jamais aujourd’hui. Quand des enfants aux yeux hagards brandissent des sabres autour de nous pendant que leurs parents les dénoncent.
Tout est lié.