Publié le 24 Janvier 2016

Holon, le 24 janvier

Ma chère petite soeur,

Je continue donc...

Je me souviendrai toujours mon premier jour à Valdegour.

Ma première classe.

A l’époque, je faisais des croquis d’audience pour le Midi Libre aux Assises de Montpellier. Du passage à l’acte. Du violent généralement, du gore, souvent, du pathétique, toujours.

J’assistais à la lecture de l’acte d’accusation en croquant l’accusé et ses défenseurs, puis j’allais encrer mes dessins au troquet d’en face. Du coup, à la Coquille (ça ne s’invente pas), j’étais devenue une espèce d’attraction. La patronne mettait un point d’honneur à donner un coup de pinceau sur chacun de mes dessins. Les témoins et les familles me tournaient autour, les habitués commentaient.

L’un des habitués du comptoir d’ailleurs était Karim, un arabe très sympa, avocat peut-être ou commerçant du coin, je ne sais plus et un jour, du coup, en badigeonnant du bleu, je lui ai raconté un peu Valdegour.

Il faut dire que j’allais de découverte en découverte. Le fait que je sois juive avait fait le tour du collège comme une traînée de poudre.

Ça, c’est un truc inexplicable qui s’est vérifié dans toutes les classes de tous mes collèges. En moins de 2 heures, tous les élèves ont toujours su que j’étais et juive et végétarienne.

En vrai, ça tient à pas grand chose. Tu protèges des rires crétins un frisé, un roux, un lunettu, un poilu, un grand, un petit, un gros, un maigre, un différent d’une façon ou d’une autre, tu es juive; tu fais sortir par la fenêtre de ta classe, vivante, une araignée, une blatte, une abeille, une mouche, une fourmi, tu es végétarienne.

Ce n’est pas plus difficile.

Une fois qu’on t’a cataloguée comme ça, en général, on passe à autre chose, mais à Valdegour, l’information était sidérante.

Les élèves étaient des enfants de la cité. Ils ne connaissaient rien d’autre que les tours. Leur vie, c’était le collège, les voisins, la mosquée. Ah oui, parce que la mosquée, pour eux, c’était comme le centre aéré pour tes gosses. Ils y passaient tout leur temps libre, sauf quand un malheureux éducateur essayait de les coincer à la maison des jeunes. Rarement très longtemps. Et ils allaient illico se désinfecter l’esprit juste après, à la mosquée.

La mosquée comme une cure de détox, tu vois le genre ?

Quand je suis entrée dans la première classe de mon premier cours, les élèves, sagement installés (c’étaient des 5èmes en même temps) avaient déjà préparé une demi-feuille de papier.

- C’est quoi, cette moche feuille ?

- Mais… la fiche de renseignement.

- Renseignement de quoi ?

- Ben vous savez bien, profession du père, de la mère, … comme tous les profs.

- Ah mais moi, je me moque complètement de savoir ce que font ton père et ta mère. Je veux savoir qui tu es, toi.

La mouche en général, c’est à ce moment-là, qu’elle se manifestait.

- Mais alors on fait quoi ?

- Je plaisante, j’ai très envie de connaître tes parents, mais j’irai regarder la fiche d’un des collègues, ok ? Non, ici, tu vas me montrer ce que tu sais faire, toi. Dessin libre. Juste tu indiques ta classe et tu signes.

- C’est quoi dessin libre ?

- C’est le dessin que tu veux.

- Moi, je sais rien faire.

- Eh bien, il était temps que j’arrive.

- Qu’est-ce qu’on fait ?

- Moi, si j’étais vous, j’arrêterai de me faire prier. Pour une fois qu’on ne vous donne pas de consigne, profitez-en, faites-vous plaisir.

Après deux ou trois petits réajustements, tout le monde s’y est mis.

Moi, j’ai ouvert le tiroir de mon bureau. J’y ai trouvé comme annoncé une liste de rapports à remplir.

Tiens, le premier de la pile était écrit, alors… Sofiane (6ème 2) a baissé son pantalon et montré ses fesses.

Sanction demandée : Entretien avec la psychologue, entretien avec les parents, trois jours d’exclusion.

Très amusée, j’avais lu à haute voix.

Je te laisse imaginer la surprise.

J’ai levé les yeux vers la classe médusée. Je suppose que je n’étais pas censée trouver ça si drôle.

- Vous le connaissez, ce Sofiane ?

- C’est lui, Madame.

- Quoi, il est dans cette classe ?

Merveille des merveilles.

- Je vais vous expliquer, Madame.

Il est venu jusqu’à mon bureau en se tortillant. Il avait l’air délicieux, ce gosse. Là, j’ai ri franchement

- Oui, raconte moi ce qu’il faut faire pour que tu montres tes fesses.

Eclat de rire général.

- C’était la prof Madame.

- Quoi, la prof ?

- Vous Madame, je vous montrerai jamais mes fesses.

- Oh non, mais pourquoi ? En plus, tu ne peux pas savoir, tu ne me connais pas encore...

- Elle était pas drôle, Madame.

- Mon Dieu, si on doit montrer ses fesses à tous les rabat-joie de la planète, on n’a pas fini, c’est moi qui vous le dis. Sans compter qu’il y a plus élégant comme argument.

Voilà, on a commencé comme ça.

On m’avait mise en tandem avec un agrégé d’anglais, enfin pas agrégé, mais en voie de, un petit jeune très enthousiaste, passionné de littérature anglaise, non mais sans blague, qui s’était fait un plaisir de me présenter “nos chères petites têtes brunes”, en me montrant fièrement son classeur de fiches.

- Tu vas voir, les fiches, tu en lis une, tu les as toutes lues. Regarde, là...

Mais moi, j’avais déjà repéré un truc trop bizarre sur la première fiche.

A la ligne j’aime, le gamin avait écrit le Coran, la Mecque et l’islam.

A la ligne je n’aime pas, les Juifs, les porcs et les racistes.

Ça avait le mérite d’être clair.

Mon petit prof d’anglais a fait une tête bizarre.

- Ah oui, que tu saches, ils écrivent tous ça.

- Quoi, tous ça ?

Effectivement, toutes les fiches affichaient la même chose, ce que j’aime en trois, le Coran, la Mecque et l’slam, dans l’ordre et ce que je n’aime pas, en trois aussi, les Juifs, bon pas besoin d’un dessin, les porcs, sous entendu, ceux qui mangent du porc, et les racistes, sous-entendu, ceux qui n’aiment pas les arabes.

- Personne n’aime le chocolat ici ?

- Non. Et personne ne déteste non plus les épinards.

Mince.

La classe suivante était une troisième.

Un petit charmant costaud a bloqué sur le pas de la porte.

- Madame, c’est vrai que vous êtes juive ?

- Déjà ? Oui, pourquoi ?

- Madame il est écrit dans le Coran qu’un musulman ne doit pas respirer le même air qu’un juif.

- Allons bon. Ok. Sors.

Assise à mon bureau, je n’avais même pas levé ni la voix, ni les yeux de mon dossier et ça a eu l’air de le sidérer.

- Mais Madame…

- Quoi encore ?

Je l’avais rejoint à la porte. Je comprenais confusément que je passais mon premier test, le fameux qui change la donne et après lequel tout est clair pour l’année entière, tu peux enseigner tranquille ou tu souffres, mais je n’étais prête à aucune concession. J’ai fait mine de fermer la porte, mais il n’avait pas bougé. Il était plus grand que moi.

- C’est écrit Madame...

- Oui, j’ai bien compris. J’espère aussi qu’il est écrit ce que deviennent les imbéciles qui refusent l’instruction. Tu bouges ?

Derrière mon dos, dans la classe, j’ai entendu des murmures approbateurs. Le vent qu’elle lui a mis.

- Et si je décide d’entrer Madame ?

- Je ne voudrais pas avoir ta vie sur la conscience.

Il a souri.

- Oui mais à l’école on a le droit.

Moi je ne souriais pas du tout.

- Je te préviens, je ne suis pas que juive. Je suis aussi professeur. Alors si tu entres, c’est pour l’année et pour bosser sérieusement. Tu es prêt à jouer le jeu ?

- Oui Madame.

- Tu as fait le bon choix. On commence avec le tag d’un mot qui va te plaire. Respect.

Bref, tout ça pour te dire qu’à la Coquille, tout ça continuait de me donner mal au crâne et le crime du jour n’arrangeait rien.

Karim a hoché la tête en touillant son petit noir serré.

- Tu ne pourras rien changer.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Parce que c’est quelque chose qu’on nous enseigne depuis qu’on est tout petits.

- De quoi tu parles ?

- Tu veux que je te raconte l’histoire que me racontait ma mère quand j’étais petit ?

- Oui.

- Je te préviens, tu ne vas pas aimer…

- Vas-y.

- Ok. C’est notre petit chaperon rouge à nous si tu veux. On nous raconte des histoires de Juifs et comment vous êtes des monstres. Vous êtes nos loups, nos ogres.

- Vos quoi ?

- L’histoire dont je me souviens le mieux raconte qu’après une guerre qui nous a opposés aux Juifs et que nous avons gagnée…

J’ai levé les yeux de mon bleu,

- Tu veux dire aux Israéliens ?

- Non non, aux Juifs.

- Quelle guerre ?

- Je ne sais pas, une guerre ancienne.

- Mais quoi une guerre ancienne, avant Israël pendant des milliers d’années on n’a pas eu d’armée…

- Arrête de m’interrompre, c’est une histoire, ok ?

- Ok, ok.

- Donc on a gagné et vous êtes tous morts.

- Ah bravo.

- Et vos femmes désespérées de comprendre qu’il n’y avait plus d’hommes sont allées la nuit au cimetière…

- C’est une histoire pour les enfants, tu es sûr ?

- … et elles ont couché avec les morts.

Ce qui veut dire que vos mères vous ont eus d’une semence morte. Vous n’êtes pas des humains.

J’en suis restée le pinceau en l’air.

- Karim. Ta mère t’a raconté cette histoire quand tu étais petit ?

- Oui.

- Et tu me parles quand même ?

- Oh arrête tes âneries. C’est juste pour que tu comprennes que c’est pas gagné, c’est tout.

- Oui, mais si toi tu t’en es sorti, tout le monde peut s’en sortir, non ?

Je me souviens, Karim a ri. Isabelle ? Remets nous 2 cafés, va.

Tous ces enfants qu’il faudrait protéger…

Non, je ne fais pas ma gauchiste.

Et quand bien même. Comme disait Desproges, quand la situation est grave, être de droite ou de gauche, c’est avoir un comportement hémiplégique et c’est rarement approprié. Oui, je l’ai un peu revisité, Desproges, mais c’est l’idée.

C’est probablement la leçon la plus frustrante que j’ai tirée de mon expérience des tribunaux. Sur les bancs des pires accusés traînent souvent des victimes minables et pitoyables et les coupables, les vrais, sont dans le public qui hurlent avec les loups en attendant perversement de tirer les marrons du feu.

Plus que jamais en ce moment, j’essaie de me rappeler que pour avancer et surmonter les épreuves les plus dures soient-elles, il faut toujours dépasser l’émotion et prendre de la hauteur.

Plus que jamais aujourd’hui. Quand des enfants aux yeux hagards brandissent des sabres autour de nous pendant que leurs parents les dénoncent.

Tout est lié.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 15 Janvier 2016

Holon, le 15 janvier 2016

Ma chère petite soeur,

Je n’ai jamais pu être une vraie journaliste. J’ai toujours eu tellement peur de trahir les gens.

Regarde. Quand tu interviewes quelqu’un, il n’y a finalement que deux cas de figures. Le premier n’est pas à ton avantage. Et le second non plus.

Il y a le cas de celui qui te sort sa salade toute prête, prémâchée en quelque sorte. C’est peu de dire que ce genre de truc n’a aucun intérêt. Et puis il y celui qui se lâche. Et qui en général en est le premier surpris. Quand il s’en rend compte. Est-ce que, humainement, tu as le droit de divulguer les confidences de quelqu’un qui s’est confié à toi sans même le faire exprès ?

Je me souviens de notre premier reportage avec Pilloune à Paris. Nous étions fascinées par la faune qui zonait dans le métro et nous avions décidé d’y passer une nuit pour la rencontrer. Et on l’a fait. Sauf qu’on a entendu de telles âneries, oui, parce que la misère, ça ne rend pas spécialement intelligent, on a découvert une réalité si sordide, si minable, si glauque, et surtout les gens nous ont accueillies avec tant de générosité dans leur malheur, tant de confiance, que nous n’avons pas pu nous résoudre à en rien divulguer. Nous avons gardé cette expérience-là pour nous.

Bon. Mais parfois, je crois qu’il faut raconter. Il y a des expériences qu’il faut partager. Le temps a suffisamment passé pour que je ne trahisse personne. Je l’espère sincèrement en tout cas. Même, je me sens aujourd’hui un peu coupable d’avoir gardé tout ça pour moi si longtemps.

L’histoire remonte à 2003 2004. Ce n’est pas si vieux… C’était ma troisième année en tant que professeur d’Arts Plastiques, j’avais enfin été nommée à temps plein, au collège Denis Diderot à Nîmes. Nîmes, ça faisait bien un peu loin de Montpellier, mais juste pour le philosophe des Lumières et de l’Encyclopédie, ça valait le coup d’essayer.

J’ai appelé le secrétariat du collège pour me faire expliquer le chemin, bien obligée, à l’époque Waze n’existait pas, ni même l’iPhone d’ailleurs, et une charmante m’a dit : té, peuchère, c’est très facile. Vous suivez les indications Lumière et Piété. On est juste après.

Le collège Diderot sur le chemin de la Lumière. Non mais tu imagines seulement comment j’ai aimé ?

Lumière et Piété, en fait, c’est la mosquée des quartiers Nord de Nîmes. J’ai suivi les pancartes. Il faisait beau. Je suis arrivée devant une espèce de bunker ultramoche, entouré de barbelés en contrebas de la cité. Mais j’étais de bonne humeur, je n’ai vu que la pinède et le ciel bleu.

J’ai été reçue par un principal affable, accompagné de son directeur adjoint. Vous avez compris, bien sûr qui est notre public ?

- Des adolescents ?

Petit rire, bon, alors d’accord. En général, la situation est sous contrôle. L’équipe est renforcée. Normal, puisque nous sommes classés ZEP dans la ZUP.

Et se rengorgeant : Nous comptons pas moins de 8 surveillants.

Le directeur adjoint m’a glissé à l’oreille : vous comprenez, n’est-ce pas ?

Et moi, toute guillerette, mais oui, mais oui.

La ZEP et la ZUP, j’avoue que ça m’avait laissée froide, mais tout plein de surveillants, c’était une vraie bonne nouvelle. J’ai toujours aimé travailler avec ces petits mignons pleins de bonne volonté, enthousiastes et inspirés, qui ont généralement l’âge d’être les grands frères des élèves, à mille lieues du Bouillon du petit Nicolas.

Mon directeur continuait sur sa lancée.

- Notre collège est un tout petit collège. A peine 300 élèves. Mais vous verrez que c’est bien suffisant.

Mais de quoi il parle ?

- Vous êtes au courant, bien sûr ?

Au courant ?

Le directeur adjoint m’a fait un signe, on vous racontera.

La visite fut des plus cordiales. Puis on me laissa en compagnie des deux CPE Pascal et Kader. Une espèce de fine équipe que j’aimai tout de suite.

- T’inquiète, on va t’affranchir. Bon alors qu’est ce qu’ils t’ont raconté ?

- Mais je ne sais pas, le directeur a fait plein d’allusions à je ne sais quoi pendant que son second me faisait des clins d’oeil.

- En clair, tu es ici dans un collège où tous les élèves sont arabes.

- A 15 près.

- Oui, à 15 près, qui sont Laotiens.

- Il y a des Laotiens ici ?

- Quoi, tu n’as jamais visité la Bambouseraie ?

- Et il t’a parlé de la voiture ?

- Quelle voiture ?

- Tu t’es garée où, au fait ?

- Mais devant le collège.

- Ah mais non, tu ne peux pas laisser ta voiture dehors…

- … surtout si tu tiens à tes pneus !

- Il faut que tu entres au parking derrière, on te montrera.

- Non, la voiture, c’était aux infos au printemps dernier, juste avant les vacances.

- J’habite Montpellier, moi.

- Infos nationales, petite. Tu as remarqué comme on est intelligemment situé juste sous la cité ?

- J’ai bien aimé, oui.

- Donc, le grand jeu des jeunes, c’est de balarguer des trucs sur le collège depuis les fenêtres des tours. Des tomates pourries, des pastèques...

- Des caillasses. Au printemps dernier, ils ont truffé une vieille voiture de pétards et d’explosifs en tout genres, ils ont allumé toutes les mèches et ils ont poussé la caisse du haut de la pinède. La voiture est arrivée droit sur la fenêtre du deuxième étage.

- En même temps ce qui est bien quand on est en contrebas, c’est qu’on voit bien ce qui nous arrive dessus.

- Donc la prof qui faisait cours dans cette classe a vu le machin qui lui dévalait la pente droit dessus et elle a eu juste le temps d’évacuer sa classe avant que la voiture en flammes ne vienne s’encastrer pile poil dans la fenêtre.

- Sacré réflexe, quand même.

- Oui. Respect.

- La photo était partout.

- Tu n’as pas vu ?

- C’est pour ça que toutes les fenêtres sont grillagées comme ça maintenant. On les a condamnées cet été.

- On dit pas ça pour t’inquiéter, hein, mais autant que tu saches.

- Tu es ici dans le collège pompon du Gard.

- Allons bon.

- Bienvenue.

- Des questions ?

- Oui. C’est quoi ZUP ?

- C’est le quartier. Les tours. Zone d’urbanisation prioritaire. Genre on a fait de la merde, mais ça partait d’une bonne intention.

- Je vois. Et ZEP ?

- Ca c’est bon. On est classé en Zone d’éducation prioritaire. Du coup, on est riche. Tout ce que tu demandes, tu l’as.

- C’est pour ça qu’on est deux CPE et qu’on a plein de surveillants.

- Et normalement, tu dois avoir aussi un bonus sur ton salaire. Tu vérifieras. Genre prime de risque.

- Du coup pas de quartier. A la moindre incartade, rapport. Tu n’hésites pas. Regarde, dans le tiroir de ton bureau, tu en as une pleine liasse, tu n’as qu’à remplir. On tourne à deux et trois rapports par jour ici.

- Et puis tu ne t’inquiète pas, notre bureau est juste à côté de ta classe. A la moindre alerte, on débarque.

Je ne sais pas quelle tête je pouvais faire. Partagée entre la consternation et l’euphorie. Mais bien plus contente que contrariée. Tu te souviens, mon histoire, comment les tribunaux m’avaient donné envie d’aller voir de plus près tous ces signaux d’alarme avant le passage à l’acte, dans les difficiles classes de collège, ces tout derniers creusets démocratiques avant l’entonnoir des sélections de la vie et tout le reste ? Du coup, les deux hésitaient entre décider si j’étais une sympa ou une bienheureuse.

Le plus grand des deux a conclu avec un bon sourire.

- En un mot comme en cent, nos élèves sont des serpents...

- … qui se détestent tous entre eux, les Algériens ne peuvent pas encadrer les Marocains.

- Et les Arabes détestent en bloc ces malheureux Asiatiques.

- Mais bon. Tant que tu n’es pas juive…

Là, j’ai carrément éclaté de rire.

Sans blague, c’était mieux qu’un sketch.

Eux, là, par contre, sont redevenus sérieux.

- Non ?

- Tu es juive ?

- Tu ne peux pas rester, tu vas te faire immoler.

- Dès qu’ils sortent l’essence, promis, je vous appelle.

Ça a commencé comme ça.

J’ai tout gardé. Mes notes, les rapports, les listes de classe, tout. Si ça t’intéresse, j’essaie de continuer à te raconter ce qui reste à ce jour ma plus formidable année de collège.

Prends soin de toi, chérie.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 10 Janvier 2016

Lettre à ma soeur 72

Holon, le 7 janvier 2016

Ma chère petite soeur,

Je me souviens, il y a un an jour pour jour, j’ai eu une de ces journées galère dont j’ai le secret.

Cours à un petit mignon israélien de Yehud et une bonne heure de bus pour rejoindre ma classe universitaire de Rishon leZion un peu plus au sud pour le cours du soir. Emploi du temps au cordeau et bien peu stratégique, je te le concède, mais on ne se refait pas. Mon téléphone a sonné en milieu de programme alors que je montais dans le bus. Ton neveu qui m’a demandé d’une voix blanche, tu as écouté les infos ? et moi, tout en payant ma course, le téléphone coincé contre l’oreille “chéri, c’est pour ça que tu m’appelles ?” “Maman, il sont entrés à Charlie hebdo et ils ont tué tout le monde”. Face au chauffeur qui me tendait ma monnaie, je me suis liquéfiée, “quoi tout le monde ? qui tout le monde ?” “Je ne sais pas exactement. Maman, tu veux que je vienne te chercher ?” “Non non, j’ai cours là, tout va bien” et j’ai éclaté en sanglots. Le chauffeur interdit qui se préparait à râler pour sa monnaie en est resté bouche bée.

“Mais qu’est-ce qui t’arrive, hamuda, des mauvaises nouvelles ?”

Et pendant qu’une bonne âme rangeait ma monnaie dans mon porte-monnaie resté ouvert,

“On peut t’aider ?”

“Oui. Tu as des mouchoirs ?”

Cet homme plein de ressources ne m’a pas tendu une feuille de pq, mais carrément un rouleau de Sopalin et je suis allée me caler au fond du bus sous les regards navrés des voyageurs.

Pleine d’appréhension, j’ai branché Internet. Le grand Cabu. La légende Wolinski. J’ai pleuré jusqu’à Rishon.

Je ne pouvais pas me présenter en cours toute bouffie comme ça alors je me suis arrêtée au canyon du Cinemacity qui est juste en face de l’Université ouverte et je suis allée me boire un café accompagné d’un petit gâteau au sésame. Un groupe de femmes bâchées étaient dans le café. Elles m’ont regardée avec gentillesse, m’ont souri et je leur ai rendu leur sourire.

J’ai aimé me calmer au milieu d’elles.

Mais ce n’était pas fini.

Le lendemain, une jeune policière a été suspectement tuée. J’ai entendu qu’elle était de faction devant une école juive, mais impossible de vérifier l’info qui n’a été reprise par personne, nulle part. Pendant que le monde retenait son souffle, notre vieille parano s’est mise en alerte. Quand tout pète, nous sommes si invariablement la cible des derniers chargeurs… pour la beauté du geste en quelque sorte.

Cette fois là non plus hélas, ça n’a pas raté. L’assassin de la policière détourné de son but premier qui était à n’en pas douter l’école juive de Montrouge s’est engouffré, aussi décérébré que surarmé dans l’hyper cacher de la porte de Vincennes et a ouvert le feu sur les premiers juifs qu’il a vus, morts dont on ne soufflera mot ce funeste 9 janvier, avant de prendre en otages tous les autres clients de l’épicerie pour couvrir la traque des meurtriers de l’avant-veille. Je ne veux pas être lourde, mais feu direct sur des innocents, ça s’appelle une tuerie et pas une prise d’otages. Et que la tuerie ait été suivie d’une prise d’otages n’y change rien.

On connaît la suite.

D’ailleurs est-ce qu’on connaît vraiment la suite ?

On a assisté incrédules au bal des faux-culs.

Le “Je suis Charlie” que tout le monde a ânonné sans vraiment en comprendre le sens. Le crétinisme abject du “Je ne suis pas Charlie” qui a suivi avec ses relents de gueule de bois. Sans Cabu pour se moquer brillamment, n’est resté que Plantu avec ses faux airs de Duguesclin norvégien.

Le ridicule “Je suis hypercacher”, qui a fleuri en lieu et place du “Je suis Juif” qui s’imposait mais n’est semble-t-il pas venu à l’esprit de grand monde, des fois qu’on n’aurait pas compris qu’ils n’avaient rien compris. Personne n’avait le cœur à rire et personne n’a relevé.

Quelle misère.

Toutes proportions gardées évidemment, je ne peux m’empêcher de sourire aujourd’hui en pensant que nos diplomates français qui se préparent à commémorer ici cette année la liberté d’expression assassinée sont les mêmes qui ont signé l’an dernier une lettre de renvoi de l’école française au motif de “publication sur un blog public de caricatures sur le directeur et des employés de l’établissement”. Oui, une histoire de poulailler pourtant très drôle qui a dégénéré autour d’un faisan plumé autant qu’universel au milieu de sa basse-cour caquetante. Une amie londonienne m’a écrit à l’époque, mais on jurerait mon président, tu le connais ou quoi ? Une amie belge m’a fait la même réflexion, le courtisan coq est trop drôle, on a le même dans ma boîte. Toi même, ne m’as-tu pas dit que tu croyais y reconnaître une parabole poulaillère de ton école marseillaise ?

Sans rire de toute façon, tu connais un seul groupement humain mixte où les mâles ne gonflent pas leur jabot et où les dindes ne gloussent pas entre elles en abattant tout le travail ?

Le problème étant sans doute que le dessinateur félon a jugé comique, ces malheureuses poules faisanes, de les affubler de tongs...

Qu’importe…

Il n’empêche. Cette histoire est édifiante à bien des titres.

D’abord, elle replace la dérision dans nos sociétés, cette bouffée d’air indispensable et salutaire qui ne se déguste que glacée jusqu’à la brûlure. Qui n’a de sens qu’hors-la-loi, éblouissante et ultra-décalée, profonde jusqu’à la noyade, exacerbée jusqu’à l’indécence. Décoiffante, acérée, percutante, subversive. Tout va très bien madame la marquise sur l’album de la comtesse, comprenne qui pourra.

Sinon, à quoi ça sert ?

On peut (et doit) excuser les bouffons de rire de sujets qui n’amusent pas (sauf bien sûr s'ils se la pètent militants tordus en treillis et quenelles sans grelots). Louis XIV en personne finança le finaud Molière et l’insolent La Fontaine. Mais les rois d’aujourd’hui ne sont plus si solaires ni si puissants, qui redoutent les bouffons modernes qui jouent les intellectuels et prétendent justifier leurs pitreries. Les nez sont plus rouges que jamais aujourd'hui, mais il n'y a jamais eu si peu de clowns...

Ensuite l'échappée belle du Je suis Charlie, qui n’a rien d’une manifestation identitaire, qu’est-ce qu’on s’en fiche de savoir qui tu es et même qui tu n’es pas ?, mais n’a d’intérêt que s’il est bouclier. Tu veux tuer les coiffeurs ? Voilà, on est tous coiffeurs, tu fais quoi, maintenant ? Une façon intelligente et courageuse de désamorcer tous les extrémismes.

Référence au film de Stanley Kubrick, quand on demande à Spartacus de se dénoncer, tous les esclaves comme un seul homme s’avancent “Je suis Spartacus”. C’est beau. C’est grand. Dans l’esprit de cette légende, vraie ou fausse, du roi du Danemark qui n’arbora peut-être pas l’étoile jaune avec tous les Danois pour protéger ses ressortissants juifs pendant la seconde guerre mondiale, mais qui aurait pu, car cette idee illustre à merveille cette évidence que si toute l’Europe avait eu le courage de porter l’étoile jaune, il y a un dictateur antisémite qui se serait retrouvé dans un bel embarras.

Ou même encore, pour qui ne connaît pas Spartacus, référence au” Ich bin ein Berliner” de Kennedy, qui là encore, lors du discours prononcé à Berlin blocusée et en pleine guerre froide déclama “Tous les hommes libres, où qu'ils vivent, sont des citoyens de Berlin. Par conséquent, en tant qu'homme libre, je suis fier de prononcer ces mots : Ich bin ein Berliner!”.

Quand tu as compris ça, tu réalises la lâcheté du “Je ne suis pas” qui veulement se désolidarise de tous les combats.

Mais tu en as entendu, toi, des références ? La seule que j’ai entendue, c’est celle donnée par le graphiste à qui cette phrase” est venue” par magie sans doute, parce qu’il a beaucoup cherché Charlie avec son fils, dixit. Envie de mourir.

Je vais te laisser avec la sortie que je trouve la plus drôle de ces derniers jours, c’est celle de mon pote Ranson, dessinateur au Parisien. Face aux charlots français qui ont apposé cette semaine plein de plaques partout à la mémoire de tout le monde, en vrac en quelque sorte, dans un joyeux amalgame victimaire, mais ça, on le droit, et se sont plantés sur celle des noms célèbres, mélangeant incultement les pseudos et les noms de ville des dessinateurs morts et pour finir en apothéose, en orthographiant Wolinski avec un y, ce qui l’aurait sûrement beaucoup amusé, Ranson, donc, très sobrement, a publié un jouissif RYP Wolinski qui se passe de commentaires.

Allez. On est mal barrés, mais tout n’est peut-être pas perdu. Cot cot codett.

Prends soin de toi chérie.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 5 Janvier 2016

Lettre à ma soeur 71

Holon, le 5 janvier.

Ma chère petite soeur…

Tu veux des nouvelles.

Que te dire ?

Cette nuit, comme les quatre nuits précédentes, un homme traqué va mal dormir, terré comme un rat dans un quelconque sous-sol de Tel Aviv ou d’ailleurs.

Cet homme est un assassin. Les options qui s’offrent à lui sont multiples, mais soucieuse de ne pas lui avancer la moitié du commencement d’une seule idée qu’il n’a pas encore eue, ni à lui, ni aux émules qu’il ne va pas manquer de faire, je me garderai bien de les énumérer.

La police qui l’a identifié assez vite attend patiemment qu’il sorte son nez de son trou et je ne donne pas cher de ses lendemains.

Cet assassin s’est installé vendredi sur un banc de Dizengoff et il a attendu que les bars fassent le plein. En général le vendredi il ne faut pas attendre longtemps, mais ce vendredi, il pleuvait et il faisait froid. Quand les terrasses ont été bondées de courageux charmants, il est entré dans un petit supermarché bio, un de la chaîne précisément qui l’employait, “tu vois maman que même le bio c’est dangereux”, il a choisi des fruits secs, des noix, des pistaches, chaque journaliste y va de sa noisette, qu’importe, le sachet qu’il a rempli, il l’a vidé avant de le retourner sur sa main, puis il a extirpé de son sac l’arme de son père qu’il avait placée à côté d’un Coran très très alternatif comme disaient mes collégiens français d’autrefois, quel curieux rapport au livre quand on y pense, avant de sortir canarder le bar d’en face ou d’à côté, ou tous les bars, je ne sais plus. Parmi ces bars, un bar gay paraît-il. Ah bon. Qui ne connaît pas Tel Aviv ne peut comprendre. A Tel Aviv, tu vois un bar et tu t’installes. S’il est tenu par des gays, il est tenu par des gays. S’il est tenu par des hétéros, il est tenu par des hétéros. Tu t’en fous. Toi, tu veux juste te boire un petit afuh en terrasse et qu’on te sourie.

Enfin je crois. Moi en tout cas, c’est comme ça que je me comporte.

L’assassin a tué des gens que je ne connaissais pas. Je m’en veux de ces larmes de soulagement qui me sont venues quand j’ai su que je ne les connaissais pas. Je donnais un cours à une rue de là ce vendredi. En m’y rendant j’avais croisé en terrasse des copines de Pauline. Cette angoisse qui m’a prise. Quelques coups de fil et le ”jusqu’ici, tout va bien” comme une pensée honteuse. Peut-être que je ne les connaissais pas, mais aujourd’hui je les connais et je les pleure. Cet écrasant sentiment de deuil.

Après avoir fait couler le sang, l’assassin a fui. Des passants l’ont poursuivi mais il a réussi à leur échapper. On n’est pas armé à Tel Aviv. Personne n’a rien pu faire. Il aurait pris un taxi, aurait peu roulé, aurait tué le pauvre chauffeur. On ne sait pas grand chose en vrai.

Les scènes qui ont suivi ont été surréalistes. Après l'attaque parisienne jumelle, les forces de police françaises se sont déployées à la romaine. Policiers groupés en rangs serrés derrière leur muraille de boucliers. Formation impériale. En tortue. En quinconce.

A Tel Aviv au contraire, on a vu les Gaulois du village se jeter dans l’action… à la gauloise. Echevelés, arme au poing, dans tous les sens. Avec sur chaque visage la détermination farouche de ceux qui n’ont peur que d’une chose, que ce soit le voisin qui le trouve le premier, laissez-le moi, laissez-le moi.

Tu m’étonnes qu’il se soit planqué dans son trou et qu’il n’ait plus moufté, l’assassin.

J’ai lu dans la presse française qui n’en rate pas une que la ville était inquiète et que les Telavivi restaient cloîtrés chez eux. Ils nous ont pris pour des Bruxellois je crois. Tant que la presse étrangère confiera l’information à des ressortissants qui ne parlent pas la langue locale, son information restera ressortissante et expatriée. C’est à dire décalée (je suis gentille).

La réalité comme d’habitude est autre.

La vie continue, tout pareil. Triste, mais tout pareil. Nous ne sommes pas à un fêlé près. Non, nous n’avons pas fermé les écoles, ni rien. Hier soir, avec mon amie Patricia, nous avons souri en nous installant en bordure de rue sur notre terrasse de resto à Dizengoff “Mamma mia, nous sommes vraiment aux meilleures places”, mais ça, c’est parce que Patricia est française. Avec les Israéliens, on ne relève même pas. Je continue à donner mes cours tout pareil. J’ai lu quelque part que notre ministre de l’éducation avait même proposé un marathon nocturne samedi soir. Je ne sais pas s’il a eu lieu, ce jogging pied-de-nez, mais j’ai bien aimé l’idée. Comprends bien. L’organisation d’un jogging géant est la manifestation la plus foutoir qu’il soit possible d’imaginer. Pour montrer qu’on n’est pas inquiet, on peut difficilement faire mieux. Pourtant Dieu sait que je n’aime pas ce type, mais là, sur le coup, je l’ai trouvé drôle. Idiot, mais drôle. Evidemment, pour des Français nouvellement installés ici, l’idée est surréaliste. A la française on a dit, ils sont totalement passés à côté du message subliminal. “Un jogging ? Et pourquoi pas une zumba ?” Ne ris pas, je l’ai lu, ce commentaire… “Couah ?? Un fou en liberté se balade et celui-là veut qu’on aille se geler les miches en nocturne précisément là où il est peut-être en embuscade, pour tous nous tuer ? Ce type est fou !” Bon, ben tu vois, ça, c’est une réaction franco-française, hashtag je cours pour résister. Au secours.

Le fait aussi qu’on va le prendre vivant sauf extraordinaire. Ce qui agace ici, vraiment, c’est juste de penser que dans un mois dans un an, il servira probablement de monnaie d’échange contre les corps de nos deux garçons détenus depuis la dernière guerre par nos cruels voisins.

Soit. En attendant, nous connaissons son nom, son visage. Ce n’est pas la police d’ailleurs qui l’a identifié pour tout dire, non, c’est son père qui a appelé. Les mauvaises langues disent que la famille craint pour sa maison. Va savoir. Ce n’est pas que nous soyons des ingrats, mais ils essaient de nous convaincre que leur fils est un fou irresponsable qu’il n’est pas. Moi, je me moque de leur maison. J’aurais préféré qu’ils éduquent mieux leur fils et qu’ils s’inquiètent avant. Je les plains (pour leur fils, pas pour leur maison). Comme je remercie cette autre famille arabe de Jérusalem qui a appelé ce matin la police pour prévenir que son fils s’était armé aussi et était en route pour le bord de mer avec sensiblement le même but macabre que le premier. Le deuxième jeune homme a été arrêté à 11 h ce matin, avant de nuire. Il n’y a pas d’amalgame en Israël, il n’y a que des Israéliens. C’est bien simple, je ne sais même pas comment ça se dit en hébreu, amalgame.

Je me demande si je ne vais pas entrer en résistance moi aussi. Passer du bio au vegan…

Ta nièce est sortie samedi soir. (Vendredi, elle était fatiguée, elle est épuisée quand elle rentre de l’armée) J’ai fait ma Française, oui, parce que je fais la belle, mais j’ai quand même parfois des relents d’angoisse.

- Tu sors ce soir, chérie ?

- Oui.

- Tu vas où ?

- Dizengoff, Ibn Gvirol.

- Tu es sûre que c’est une bonne idée ce soir ?

- Mais oui, pourquoi ?

- Il y a quand même un malade en liberté…

- Ma petite maman… Tu penses vraiment qu’il n’y en a qu’un ?!

- Evidemment, vu sous cet angle. Mais celui-là est armé…

- Maman !!!

Voilà. A ce jour, je ne pense pas qu’on puisse dire grand chose de plus de la situation.

Prends soin de toi chérie.

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Rédigé par Victoria

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