Publié le 21 Juin 2015
Holon, le 21 juin
Ma chère petite soeur,
Le bac, ici, les jeunes le passent plus tôt qu'en France, nous aurons les résultats cette semaine, mercredi ou jeudi, je ne sais plus. En attendant, je suis en apnée. Beaucoup plus angoissée que les mioches.
A dire vrai, je suis angoissée depuis que j’ai eu vent du programme des réjouissances.
Histoire d’abord. Cette loi débile qu’ils avaient voulu faire passer en 2005 sur les aspects positifs de la colonisation et qui avait soulevé un tollé, eh bien, il semble qu’elle soit passée en fourbe finalement. La belle et juste indignation d’Aimé Césaire, niet, cet intellectuel africain qu'aime à citer mon amie Margalit et qui ironisait "mais c’est vrai que la colonisation a eu du bon. Elle nous a appris le français pour que nous puissions dire à quel point elle est néfaste”, re-niet. Rien n’arrête la bêtise en marche.
C'est con qu'aucun de tous ces fêlés de BDS n'ait de gosse en terminale.
Peut-être admettraient-ils avec moi que le programme d’histoire de nos enfants est aussi affligeant que la mémoire est devenue plurielle.
J’ai lu dans les anales que “les historiens” se dressaient “contre l’obsession mémorielle”. Tu regardes l’état du monde et sans blague, tu ne peux qu’être chagriné par “l’obsession mémorielle”.
En même temps, je comprends que les historiens s'inquiètent. En réveillant la mémoire, on a ébranlé leurs certitudes. Pointé leur insuffisance. Révélé leurs approximations. Et leur inquiétude mesquine mais légitime les a vite débordés.
Parce que la Shoah, c’est bien joli, ont-ils conclu, mais tout ça ne doit pas nous faire oublier la mémoire tragique de la France de Vichy (la collaboration, c’était dur, faut pas croire) et surtout “la guerre d’Algérie”. Car “les mémoires qui lui sont liées constituent aujourd’hui une question plus vive encore que celle de la Seconde Guerre mondiale, (plus vive, ça veut dire plus récente je suppose...) par ses implications dramatiques (... mais peut-être pas) et par son impact sur la manière dont les Français pouvaient penser leur pays.”
Voilà voilà. Parce qu’ils pensent, maintenant. Si c'est vrai, on n'a pas tout perdu, remarque.
“Si l’épisode récent et polémique de l’intervention du politique sur le jugement à porter sur la colonisation témoigne des contraintes qui peuvent toujours peser sur la démarche historique, (ça, c’est l’allusion à cette fameuse loi inepte.de 2005), les historiens n’en gardent pas moins la possibilité de construire une réponse historique aux récits mémoriels.”
Donc face à la mémoire, le rôle de l’historien est de “construire une réponse historique”. Il s’appelait comment déjà le petit mignon de George Orwell dans 1984 ? Winston Smith, non ? C’était ça, son boulot. Apporter des réponses “historiques” pour que ceux qui n’étaient pas amnésiques ne la ramènent pas. Et on a cru que c’était de la science-fiction !
“ Les rapatriés d’Algérie et leurs descendants, comme les harkis réfugiés en France et leurs descendants, cumulent une mémoire du pays perdu, une mémoire des violences du conflit et une mémoire douloureuse de leur accueil en France après la guerre.”
C’est le texte officiel publié sur Eduscol, le site du Ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative. C’est beau comme une chanson de Bruel.
Et moi, je n'arrive pas à me sortir de la tête l’image de Marthe Villalonga assise sur les escaliers du métro parisien et pleurant à son Roger Hanin de mari alors qu’elle vient de recevoir une pièce : “Humiliée je suis… Humiliée…”
Ce n'est pas drôle, je sais. L’indécence poussée à son paroxysme. Je ne sais pas quoi dire. Mettre en parallèle, pour ne pas dire en miroir, une bête guerre, moche et stupide comme elles le sont toutes, traumatisante et désespérante comme elles le sont toutes, avec le génocide juif de la seconde guerre mondiale qui n’est pas un étendard de souffrance que nous brandirions comme les champions toutes catégories des suppliciés du monde, merde, ce jeu là, si j’avais eu le choix, je l’aurais volontiers perdu, qu’est-ce qu’ils croient, mais plutôt un signal d’alerte de l’état de dérive mentale atteinte par l’espèce humaine et de l’étendue formidable de nos possibilités d’auto-destruction.
“Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde” disait Camus.
En ne considérant pas ce signal pour ce qu’il est, les historiens contribuent à nous mettre en situation d’assister comme maintenant, impuissants, à la prolifération de ses ramifications au quotidien. Joli travail, messieurs, vraiment.
Bon. Géographie. Mondialisation à tous les étages. Enjeux, ressources, stratégies. Nous, Israéliens, n’apparaissons strictement nulle part. C’est bien simple, d’un point de vue géographique, nous ne sommes même pas localisables. Nous sommes les plus grands impérialistes du monde, et nous ne sommes même pas sur la carte.
C’est super vexant.
Philo. Les sujets des apprentis économistes étaient "Peut-on comprendre autrui ?" (J'adore ma fille qui a répondu non) et “La politique est-elle affaire de spécialistes ?"
J'aurais trouvé plus drôle de demander "l'Histoire est-elle l'affaire des historiens ?", mais sinon, sont-elles pas pertinentes, ces questions ?
J’en ai posée une, de question très pertinente, à mes étudiants israéliens jeudi soir. “Savez-vous ce que représente pour les Français le 18 juin ?”
Et ils ont répondu comme un seul homme : “Waterloo”.
Mais comment j’adore !
Du coup je leur ai raconté que pour les Français, Waterloo, c’était comme Alésia, un truc dont on ne sait ni où ni quand, ni qu’est-ce et que donc, le 18 juin, en France, c’était l’appel du Général et rien d’autre.
Question, pourquoi de Gaule a-t-il lancé son appel le 18 juin et pas le 16 ou le 19 ?
Tu le sais, toi ?
Bon, allez, je te dis. C’est parce que Churchill à qui il a demandé l’autorisation de s’exprimer sur les britanniques ondes de la BBC lui a répondu avec l’oeil qui frise, OK fils, mais c’est moi qui choisis la date. 18 juin, plaît-il ?
Parce que l'espiègle Churchill se souvenait très bien que c’était la date de Waterloo.
Et comme l'ombrageux de Gaule s’en souvenait aussi, il ne le lui a jamais pardonné.
Les étudiants ont beaucoup aimé cette anecdote.
J'étais quand même sciée que tous connaissent Waterloo. Quelle truffe je fais ! 1815-2015. On fête en grand pompe le bicentenaire de la célèbre bataille cette année. Le soir même, ce 18 juin, j'ai vu sur TV5 monde un reportage qui nous a bien détaillé l'avancée napoléonienne en concluant, l'Empire, c'était l'Europe avant l'Europe. Les prémices de la construction européenne. Une introduction magnifique à ce rêve aujourd'hui réalisé.
Ils fument ou quoi ?
Ils auraient dû lire Victor Hugo un peu plus loin. Dans "l'Expiation" auquel tout le monde se réfère, le "morne plaine" de Waterloo ! Waterloo ! ne représente qu'une malheureuse ligne.
"D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance;
Tu désertais, victoire, et le sort était las."
Pas super européen, ça. Pas exprès en tout cas.
En même temps, Napoléon et l'Empire comme un rêve d'Europe, c'est de la même veine que la colonisation bienfaisante. Sans la traite négrière, Obama ne serait peut-être jamais devenu président des Etats-Unis. Mince. J'ai une pensée émue pour Attila, Hannibal, Gengis Khan, César, tous ces mondialistes méconnus !
Chérie , c'est eux ou c'est moi ?
Je vais faire un clafoutis.
Prends soin de toi, ma douce..