Publié le 29 Octobre 2014

Holon, le 29 octobre.

Ma chère petite soeur,

En triant des papiers hier, je suis tombée sur un vieil article paru dans la Gazette de Montpellier. La Gazette n'est pas du tout un quotidien d'information, mais un hebdomadaire dédié aux spectacles et aux loisirs sur la ville et sa région, alors je me suis demandé un moment (pas longtemps) pourquoi je l’avais gardé. L’article n’est pas si vieux en plus, il est daté de 2009, juste après la guerre de décembre avec Gaza (mais alors, là, c’était ma deuxième guerre cet été ? Oh non… Je ne veux pas commencer à compter mes guerres… Ou alors, que celle-là soit la dernière.)

En attendant, c'est pour ça que je les garde ces papiers. Parce que s'il y a un truc que j’adore faire, c’est les relire, ces vieux articles de journaux anciens, juste pour le plaisir de vérifier encore et encore comment rien jamais ne bouge. Ma grande théorie, ça.

La seule variable de l’Histoire, finalement, c’est nous. La qualité de notre ressenti à chacun des âges de notre vie fait toute la différence et comme nous autres, les humains, ne sommes pas synchrones, ni même contemporains, autant dire qu’on est mal barrés…

J’ai par exemple, un vieux Sciences et Vie de 1993, juste après le premier attentat contre les tours jumelles, qui explique schémas à l’appui pourquoi ça n’a pas marché avec une camionnette bourrée d’explosifs visant les fondations alors qu’avec des avions visant paradoxalement le haut des tours, le résultat aurait probablement été bien plus intéressant… Il est où, l’idiot irresponsable qui a signé ça ?

J’ai un Paris-Match de 1967, juste après la guerre des six jours où, entre deux défilés Courrèges, la rédaction française au comble de l’attendrissement chante son admiration pour ce surréaliste petit pays assiégé qui “a en 6 jours décuplé sa surface”. Ils sont où, les retourneurs de vestes ?

J’ai de vieux Daily Mails de la période 39-45 où même en cherchant bien pendant que les Anglais relatent leur combat, on ne trouve trace ni de de Gaulle, ni de ces millions de résistants français qui ont fleuri après guerre…

Presque autant que les vieux articles, j’aime les petites phrases. L’inénarrable Pasqua avec son “Nous allons terrôriser les terrôristes” m’a enchantée en son temps et j’ai toujours à l’esprit celle du docte Raymond Barre pour ne pas le citer, qui, visionnaire à une époque où personne n’avait encore pensé à ressortir le mot “amalgame” de son placard, expliquait qu’il fallait bien veiller à ne pas confondre le gros racisme, cruel et inacceptable, qu'il convenait de combattre avec la dernière énergie, et le petit antisémitisme du quotidien, pas bien méchant et somme toute bien légitime.

J’ai toujours en tête que la France, pays des Droits de l'Homme, après avoir renversé la Monarchie et décapité le dernier de ses rois imbéciles, a fait un petit ménage dans ses rangs, tiens, bizarre le nom de la période quand on y pense, la Terreur, comme quoi, la France donc, dix années bénies de guillotine à peine après avoir raccourci ce pauvre Louis XVI et ses affiliés, a applaudi à tout rompre l'auto-couronnement chrétien de l'empereur Napoléon. Comme quoi en France, et ce n’est pas nouveau n’en déplaise à Eric Zemmour, on s'adapte benoîtement à toutes les situations collaborationnistes…

Mon article de la Gazette a naturellement trouvé sa place dans la catégorie Perles d’inculture de mes archives personnelles. Ecrit par un jeunot qui en avait visiblement fumé de la bonne, ce texte navrant explique en toute mauvaise foi que ce qui agitait la France en ce janvier-là, ce n'était pas un antisionisme primaire doublé d'un antisémitisme viscéral, non, ce qui agitait la France et les Français, c'était l'émotion. Les haineux déchaînés de 2014 étaient juste émus en 2009. Ca fait réfléchir quand même, non ? Je te promets que c'est vrai.

Gaza : Montpellier sous le coup de l'émotion.

Sous le titre, une photo de deux jolies jeunes femmes sous le drapeau gazaoui. L'une des deux brandit le poing, parce qu'elle est vraiment très émue, d'autant qu'un enfant est à ses côtés qui tient une bougie. Dire que ce môme est ado aujourd’hui et que, oublieux de Gaza, il rêve peut-être de Syrie…

Légende de la photo : "Samedi 10, près de 5000 personnes manifestent pour Gaza. Malgré quelques propos antisémites, Montpellier ne croit pas à l'affrontement des communautés juives et arabo-musulmanes. "

Une phrase qu'il serait impossible d'écrire en Europe 5 ans après, au nom de l'amalgame à ne pas faire entre les islamistes et les arabo-musulmans, même si les seconds sont incontestablement le réservoir privilégié en ressources humaines des premiers. Sans compter que tant que le Bétar est resté sage dans son coin, personne n’avait jamais craint aucun affrontement. L’agression d’une communauté par l’autre, peut-être, mais d’affrontement, jamais.

Lire p 10. ​Parce qu’après les honneurs de la couv, on a une double page intérieure sur le sujet. Un journal dédié aux spectacles, on a dit. Une mer de banderoles sur la grande photo qui illustre la double page.

"Dans les manifestations pour Gaza, on entend à Montpellier des propos antisémites. On ressent une immense émotion. Pourtant, la ville ne semble pas menacée..."

Les banderoles traduisent pleinement cette émotion.

"Sionisme égale terrorisme", "Halte au nettoyage ethnique", "Sarkozy complice", "Halte au massacre", "Des sanctions immédiates contre Israël", …

Comment est-ce qu’on a pu sans rire appeler ça de l’émotion en 2009 ? Pourquoi la machine s’est-elle emballée aujourd’hui ?

"Quelques flocons de neige dans les cheveux, les notables montpelliérains... écoutent poliment les voeux du maire,"

quand ils sont rejoints

"à grands cris"

par les manifestants pour Gaza.

"Il y a là des femmes voilées, des jeunes filles non voilées, des enfants, quelques syndicalistes, des pacifistes et des badauds... Les propos sont parfois antisémites. "Sales juifs," peste un jeune homme après un juron en arabe."

Ah oui quand même. L'émotion est à son comble. Le Maire de Montpellier reçoit alors un projectile sur la tête, vraisemblablement une bougie. Tu as bien lu. Le Maire de Montpellier est attaqué par la foule et ce n'est pas le titre de l'article. Qu’à cela ne tienne, on continue. Pourquoi la ville de Montpellier est-elle si admirable où

”on ne déplore aucun incident lié au conflit de Gaza »? « Deux explications peuvent être avancées. Primo, la haine contenue dans les slogans traduit plus souvent une émotion qu’un profond ressentiment à l’égard des Juifs. Secundo, les leaders semblent tenir les rassemblements. »

Il est clair que si les leaders ne les avaient pas tenus, ces rassemblements émus, c’est une enclume que se serait pris Madame le Maire et non pas une bougie. Chapeau bas. Question subsidiaire : Ils sont passés où, les leaders en 2014 ?

Suit, dans un petit entrefilet, un topo sur le Hamas, mouvement social

"qui fait beaucoup pour l'éducation et la santé à Gaza"...

J’ai refermé le journal avec découragement. Je me suis préparé un petit verre de menthe et je suis allée m’installer au jardin finir ma soirée “Rue des Boutiques obscures”, que j’ai relu à la santé du ministre de la Culture français.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 27 Octobre 2014

Lettre à ma soeur. 29.

Holon, le 26 octobre

Ma chère petite soeur,

C'est comme ça depuis des lustres. Quand vous, ma petite famille marseillaise, me mettez la main dessus, la priorité des priorités, depuis toujours, c'est de me traîner chez le coiffeur et la manucure que je ressemble un peu à la petite bourgeoise du troisième millénaire que j'aurais pu être, si seulement...

Longtemps, ça m'a rendue folle et j'ai refusé tout ça, aujourd'hui, ça m'attendrit et je laisse faire en remerciant.

Mais tu parles que je vais te croire quand tu me jures tes grands dieux que tu ne savais pas que ton esthéticienne m’avait posé un vernis permanent... Grenat en plus.

Tout ça m’a rappelé que lorsque j’avais dix-huit ans, lors d’un voyage américain à la frontière canadienne, j’ai été traumatisée par les ongles d’une jeune femme superbe et ultra civilisée qui avait déjeuné avec nous. Ces ongles, parfaitement manucurés, étaient extrêmement longs, taillés, polis, vernis, et ils étaient en outre troués de piercings brillants, probablement des diamants.

Immonde.

D’autant plus immonde, d’ailleurs, que nous nous trouvions dans une espèce de réserve à langoustes et qu’on avait amené à chacun d’entre nous une bête et une paire de pinces métalliques, histoire j’imagine que le combat soit égal. Et la vision des doigts agiles de l’américaine qui s’activaient à dépecer le malheureux animal avec cette pince sous le miroitement des diamants avant de porter délicatement les morceaux de chair à sa bouche gourmande entre deux ongles souillés est restée pour moi une image cauchemardesque.

Le dégoût absolu.

Pour les langoustes. Pour les pinces.

Et pour les ongles américains.

Je n’ai jamais revu ni langoustes ni pinces, mais Israël est le royaume incontesté des ongles américains posés par des Russes et les déconnectés de l’Agence juive se gardent bien de te prévenir.

Peu de diamants, il est vrai, mais une débauche de formes et de couleurs du plus mauvais goût.

La technique est rodée. Les ongles biologiques sont dans un premier temps polis et vernis, puis on y applique une sorte de panneau de résine rectangulaire, que dis-je rectangulaire, trapézoïdal sur lequel les artistes-manucures laissent libres cours à leur imagination.

Artistes, je pèse mes mots. Va réaliser une œuvre sur un si petit support. Et reproduis-la dix fois. Enfin, autant de fois qu’il y a de doigts. Deux heures de travail au bas mot. Avec après chaque ongle, la commanditaire qui lève sa main vers la lumière en s’extasiant « zé maksssssim ». Le travail est aussi immense que le résultat est pitoyable. Et je peux t’assurer que point n’est besoin de langoustes pour exacerber le sentiment de répulsion fascinée qui saisit tout un chacun à la vue de ces mains vampirellaïsées.

Pas un bureau qui ne bruisse sous l’écho sec des résines peintes sur les claviers. Tu as soigneusement étudié ton argumentation auprès de je ne sais quel ministère, tu t’es préparée psychologiquement à argumenter et tu te retrouves face à une mégère qui susurre « téouda mazza » en tendant au bout de sa main cinq roses ensanglantées dans un buisson d’épines vertes. Berk. Un parfait cauchemar. Tu m’étonnes que tu perdes tes moyens.

Le concept se décline aujourd’hui en version ronde, mais aussi en version pointue, tu oublies que tu as tes ongles, tu te grattes l’oreille et c’est la perforation du tympan assurée.

Freha aux mains d’argent.

Comme souvent, je suis injuste. La première nausée passée, j’ai réfléchi et j’ai réalisé que d’un point de vue purement éthologique, ces ongles-là étaient le symbole le plus extraordinaire de la libération de la femme israélienne. Ces ongles là hurlent, est-ce que j’ai une tête à faire la vaisselle ou à éplucher des patates ? Ces ongles-là ne pétrissent aucun pain, ne roulent aucun couscous, ne forment aucune boulette, ils n'essorent aucune serpillière et n'approcheront jamais aucun flacon d'économica, la javel orientale. Ce sont tout simplement des ongles révolutionnaires, des ongles libérateurs, des ongles libres. Des ongles qui n’ont que faire de l’aspirateur ou du linge à étendre. Des ongles qui affirment bien haut je suis femme, j’ai de l’art au bout des doigts et tu fais la queue comme tout le monde.

Imparable.

L’israélienne se reconnaît à ses ongles soignés de femme libre. L’élégante de Tel Aviv fera dans le sobre et arborera des mains french manucurées très discrètes, un simple filet de vernis blanc soulignant la propreté anguleuse de l’ongle, la délurée de Petah Tikva fera dans la couleur, avec une vraie palette au bout des doigts, une couleur par ongle, les excitées de Holon s'adonneront au charme slave d’un paysage zen, petit lac bleu avec reflet vert et branche fleurie à la japonaise, ambiance, ce ne sont pas des ongles, ce sont des haïkus, la charmante d’Ashquelon osera le rayé noir et or, ambiance Toutankhamon, petit clin d’œil sans doute aux voisins égyptiens, la gracieuse de Kfar Saba s’offrira un petit bouquet de renoncules, mettons trois par doigt, ce qui fait trente fleurs, sur fond de laque jaune, pourquoi, mais pourquoi et la perruquée de Jérusalem lèvera les yeux au ciel en envoyant Reb Ytsik faire deux trois courses avec les huit gosses, qu’elle puisse souffler un peu.

Qu’est-ce que tu racontes, m’a dit ma voisine qui venait de s’en casser un, évidemment qu’on fait quand même la vaisselle, qu’est-ce que tu crois ? Puis avec un regard de tendresse vers ses mains. « On peut tout faire avec. » Ciel !

- Oui, mais quand c‘est abîmé, tu fais quoi ?

- Ben je retourne chez la manucure. Nou ?

J'ai lu qu'une iranienne avaient été condamnée et exécutée hier pour avoir tué l'homme qui avait abusé d'elle. Les Yazidis continuent de vivre leur cauchemar à nos portes et n'en déplaise à BHL, personne n'a jamais su ce qu'il était réellement advenu de Sakineh. Tout ça pour te dire que j’ai tout limé ce matin avant de lancer mes machines. Ne m’en veux pas.

Prends soin de toi, chérie.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 22 Octobre 2014

Lettre à ma soeur. 28.

Holon, le 20 octobre

Ma chère petite soeur,

Les gens qui mélangent les langues m’agacent. Le style oups, je suis si polyglotte que je passe de l'une à l'autre sans même m’en rendre compte et vas-y que je te truffe mon espagnol de mots chinois, mon javanais de mots d’anglais et même tahles mon français de mots d’hébreu, je trouve ça exaspérant. Du coup, Van Damme commencerait presque à m’attendrir tellement ses clones sont plus vrais que nature par ici.

En même temps quand tu commences à maîtriser les langues, tu te rends vite compte que si les mots sont traduisibles, les concepts ne le sont pas toujours et il y a alors quelque chose de jouissif à disposer de la formule exacte, même (surtout) si elle vient de loin pour exprimer un ressenti… Question de culture. Un brainstorming n’a rien à voir avec un remue-méninges, je t’entends d’ici, quesaco ? Et justement, le “qu’est-ce que c’est que ça ?” occitan est tellement plus drôle et a tellement plus de saveur que la question originale. Quid ?

Bref, tout ça pour te dire que l’alyah est un mot intraduisible. Littéralement, c’est l'ascension, dans le sens d'altitude, d’élévation. Et la sensation est très nette, on perçoit très bien ici cette montée de l’âme et ce désir fou de prendre de la hauteur. Ca ne marche pas toujours, entendons-nous bien, mais indubitablement, l’intention est là.

Du coup, l’aventure humaine est extraordinaire. Et tout le monde en est si conscient que la première question que tu poses à quelqu’un que tu rencontres n’est pas “tu fais quoi dans la vie ?” ou “tu as vu le dernier Woody Allen ?”, mais invariablement “Comment tu es arrivé là, toi ?” quand ce n’est pas “Mais pourquoi tu es venu, pourquoi ?”, dans sa variante israélienne.

Je l’aime bien, moi, cette question et je ne m’en suis pas encore lassée. Parce qu’elle ouvre des fenêtres exceptionnelles de générosité et de courage, de finesse aussi et souvent de surréalisme. Personne ici n’est avare de son histoire et au détour d’un banc, d’une terrasse, chacun peut à chaque seconde te délivrer son parcours avant de se fondre dans la foule. Et toi, tu restes là, tu n’oses plus bouger parce que ce qu’on vient de te raconter est inconcevable ou sublime et tu voudrais t’en souvenir toujours et tu as peur en bougeant la tête de bousculer les souvenirs et rompre le charme et tu n’as même pas pensé à demander son nom au conteur.

Il y a les idéalistes du kibboutz et les grandes amoureuses des vacances qui ont duré. Il y a le charcutier à la coupe d’une des grandes surfaces de Holon qui a été pendant 15 ans inspecteur EDF à Créteil, quoi, mais tu parles français alors, oh non, c’est si loin, ou cet homme de ménage d’un grand oulpan telavivien à qui on ne demanderait même pas l’heure et qui a été compositeur et chef d’orchestre en Russie.

Mais la plus émouvante réponse qui m’ait jamais été faite a été celle d’une femme très belle au sourire éblouissant, qui m’a lâché avec un naturel confondant, moi, je suis venue pour mourir près de mes enfants.

J’ai ri, bravo, ça, c’est un programme intéressant, mais tu vas attendre un peu, dis. Et elle a joliment haussé les épaules, ça ne dépend pas de moi, mais ce n’est pas important, je suis là, maintenant.

Aussi impensable que ça paraisse, elle parlait très sérieusement. Alors, tu me connais, je me suis tenue très à l’écart, soucieuse de ne pas voler à sa famille juste une minute de sa présence lumineuse. Mais elle, toujours est revenue vers moi, gâteaux de pourim, couscous boulettes du chabbat et chaque seconde que nous avons passée ensemble était si drôle et agréable...

Parfois, à l’âge adulte, quand on a comme ça un coup de foudre amical, on a plusieurs options. Soit la famille suit et c’est facile. Soit les enfants sont un peu réticents et on a alors deux possibilités. On se résigne et on espace. Ou on fait sa rebelle et on se voit quand même. On vole des petits moments entre deux rayons de soleil, entre deux terrasses. Comme des adolescentes.

Nous avons tout naturellement choisi l’option 2. Sauf que nous étions mères, alors nos enfants ont occupé toutes nos conversations. Nos rêves pour eux. L’inconsistance de leurs professeurs. L’avenir que nous leur imaginions. Cette expérience que nous leur offrions.

C’était doux et c’était léger. Nous ne sommes jamais parties sur le chemin des confidences. Nous avons été très bien. Mais c’était comme si nous nous connaissions depuis toujours. La vie est bizarre, parfois.

Elle a réalisé son projet de vie et ses enfants qui ont son sourire et sont très exactement comme elle voulait qu’ils soient, continuent chaque jour à élargir ses perspectives.

Prends soin de toi chérie.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 17 Octobre 2014

Lettre à ma soeur. 27.

Holon, le 17 octobre.

Ma chère petite soeur.

Je ne sais pas pourquoi je ne t’ai pas envoyé la lettre de Montpellier. Et puis je t’ai entendu expliquer à ton fils “ce n’est pas parce que tu cries plus fort que tu as plus raison.” C’est tellement vrai. Du coup, la lettre, je suis retournée la chercher et je te l’envoie. Attends... Ca commençait comme ça :

Montpellier, le 24 septembre

Ma chère petite soeur,

Montpellier pour moi, ce sera toujours un peu comme un pèlerinage…

La nouvelle gare est en travaux. Mais le nouveau hall d’accueil est magnifique avec sa verrière futuriste où déambulent nonchalamment les mêmes militaires en treillis camouflage qu’à Marseille avec leurs chiens… Sans blague, du camouflage kaki a la gare, c'est comme une crête punk à l'opéra, ou une crinoline à la plage. Pas super discret. Je suppose que c'est l'effet recherché... Enfin j'espère. En attendant, les Montpelliérains sont toujours aussi Parisiens du sud, beaux, élégants, pressés. La place de la Comédie et la tour de la Babotte. Les jardins du Peyrou et la place de la Canourgue. Les panneaux Hôpitaux-Facultés qui balisaient le chemin jusqu’à mon village du nord. Le métro.

Les grues et les tractopelles, donc. Montpellier, ancrée dans l’antique, est depuis toujours une ville en travaux, comme en devenir. A Montpellier, tout est grec et olympique. La piscine, la patinoire, le Corum, le Polygone, l’Odysseum, Antigone… Ca date du monumental maire Georges Frèche qui comme Gaston Deferre à Marseille, imprima à sa ville la marque de sa personnalité. Et la personnalité de l’agrégé Frèche, qui enseigna à l’Université le droit romain, c’était l’ambiance Grèce antique. Alors tout a suivi, dans la philosophie comme dans la démesure, même si Frèche n’a pas toujours été très bien compris. Je me souviens, lors de l’inauguration d’une des rues de l’Osysseum, celle du planétarium, tant qu’à faire, j’avais été chargée de la déco urbaine, ne me demande ni comment, ni pourquoi. J’ai donc empierré une allée, installé de-ci de-là quelques vasques et habillé un immeuble façon Parthénon pour que la mascotte casquée à la Troyenne s’y sente à l’aise. Les danseurs et danseuses portaient des couronnes de lauriers et des colliers de roses assortis à leurs drapés.

- Mais attendez, les couronnes de lauriers, c’est romain, non ?

- Ambiance Latin-Grec on a dit.

Parce que l’Histoire, qui ne s’embarrasse pas souvent des sentiments et des querelles des hommes, mêle sans honte le latin de l’envahisseur romain au grec de la Grèce assiégée, Rome n’est-elle pas devenue, par la grâce du temps qui passe, le siège même de la chrétienneté mondiale qu’elle a pourtant si consciencieusement crucifiée, quelle hérésie quand on y pense...

- Ah, tu les as habillés comme ça finalement ?

- Mais oui, façon Grèce antique. C’est le thème, non ?

- Euh, oui, mais nous sommes aussi une ville résolument moderne, m’a expliqué l’adjoint au maire. Alors tu n’oublies pas le tarama et le sirtaki, ok ?

- Quid ?

J’ai cru qu’il plaisantait, mais pas du tout. Je pensais Sénèque et ils voulaient Zorba.

- C’était bien la peine que je fasse toutes ces cithares alors...

Bref en hébreu se dit bekitsour. Montpellier. Deux minutes d’arrêt.

Je me suis assise au café Riche, place de la Comédie. J’ai repensé à ce fameux jour, peu après la mort d’Arafat. En vrai, je m’en souviens comme si c’était hier. Mercredi 17 novembre 2004. Le Canard enchaîné avait titré ce jour-là sur Souha Arafat, la veuve plus riche qu’éplorée qu’ils appelaient “Soussous” en détaillant l’indécent montant des pensions que lui versait le nobélisé sur les fonds palestiniens pour maintenir son standing parisien. Bon, Soussous, j’ai su plus tard que tout le monde l’appelait ainsi, de Ramallah à Gaza, à commencer par Arafat lui-même, mais lui, c’est paraît-il parce qu’il était poète. L’association France-Palestine avait comme toujours étalé ses calicots sur l’immense place, autour d’un portrait géant du petit homme. Et ce jour là, va savoir pourquoi, cette empathie hypocrite, ce gaspillage stérile d’énergie, cette constance dans l’erreur m’ont énervée plus que d’habitude.

Je me suis résolument avancée vers le stand. Ce que je voulais dire était simple. Je comprends vos inquiétudes, je comprends votre combat, moi aussi, je rêve de paix. Ca tombe bien, nous voulons exactement la même chose. Mais.

Mais enlevez ces slogans haineux qui déséquilibrent la balance et pourraient presque laisser croire que plus que la paix, vous cherchez à en découdre. Non ? Et surtout… C’est quoi ce poster géant du mari de Soussous ? Pourquoi ne pas accorder de valeur à des symboles propres de tout abus de bien social ? Il en existe de si magnifiques. C’est cette semaine-là que j’avais lu l’histoire de ce père qui avait envoyé chier les émissaires venus lui apporter la prime qui lui était dûe puisque son fils s’était courageusement fait sauter dans un autobus en Israël, ou dans une pizzéria, enfin, dans un de ces hauts lieux de ségrégation géographique et d’apartheid gourmande, et que ce courage-là se chiffre, et plutôt pas mal, comme se chiffrait alors la ceinture d’explosifs des suicidés politiques qui passait en note de frais, combien déjà ? je ne sais plus mais ce n’était pas cher, genre 150 euros… ?

Je viens de passer une bonne heure sur Internet là maintenant à essayer de retrouver le montant de la prime pour les familles des auteurs d’attentats-suicide. Impossible de mettre la main dessus. J’ai bien trouvé la trace d’un procès mettant en cause une banque américaine accusée et condamnée pour avoir financé des actes terroristes, où il est fait mention d’une prime de 5300 dollars par famille, mais ce chiffre ne réveille rien en moi et de plus, je ne connais pas ce site qui est un blog et puis j’aime bien, moi, faire des recoupements. Pas possible ici. Un peu partout, entre les lignes des articles sur le sujet, l’argent est bien désigné comme la principale motivation des suicidés, si ces malheureux se sacrifient, c’est parce qu’ils savent que cela rapportera de l’argent à leurs familles. Soit. Donc les primes sont évoquées, sous-entendues, mais jamais développées. Je ne comprends pas. C’est intéressant, pourtant.

J’ai même trouvé, mais ça n’a rien à voir, un site de magasin de jouets de guerre en ligne et la ceinture d’explosifs y est totalement épuisée. Qui sont les tarés qui fabriquent cette merde ? Et qui sont les détraqués qui achètent ça à leurs mômes ? A moins que tous les malades qu’on voit défiler avec leurs enfants équipés cagoulés, ne leur mettent en fait que des ceintures factices, des pseudo-jouets. J’avoue que j’aimerais bien penser ça, même si ça confirme qu’ils nous prennent méchamment pour des imbéciles...

Bref, entre le père qui avait refusé la prime et celui qui avait accepté de donner les organes de son fils mort dans un accident de la route à un hôpital israélien en sachant très bien que ces organes iraient à des juifs, les symboles existaient et eux n’avaient pas détourné je ne sais combien de millions d’euros destinés aux Palestiniens dans la misère et en ce beau jour de novembre montpelliérain, j’avais envie d’exprimer ce ressenti aux pacifistes pro-palestiniens.

Quelle idée tordue de se jeter comme ça dans une éventuelle joute verbale sans préparation préalable ! Quelle prétention ! Quelle stupidité ! A ma décharge, je dirais que j’étais à ce moment-là depuis un certain temps déjà professeur d’Arts Plastiques dans des collèges montpelliérains... musclés et mes classes étant vite devenues des forum, mais des forum constructifs et ouverts, je me sentais fin prête à argumenter, voire à convaincre.

Comment je me suis faite déchirer.

Je suis arrivée devant le stand, je me suis adressée innocemment au grand type vêtu de noir qui disposait tranquillement ses tracts sur les tréteaux, vous avez lu le Canard aujourd’hui ? En vrai, je ne sais même pas si j’ai eu le temps d’ouvrir la bouche, ni même de parler. Deux ou trois personnes sorties de nulle part me sont tombées dessus, vociférantes. Puis il y en a eu quatre, puis six, puis douze, puis je n’ai plus pu compter.

- Comment justifiez-vous le massacre de Deir Yasin ?

- Le quoi ?

- En plus, vous ne connaissez même pas l’histoire… Les Juifs ont massacré des milliers de Palestiniens là-bas. Vous étiez où à ce moment-là, hein ?

L’homme qui avait pris la tête du groupe était un petit papi à casquette qui arrivait à n’en pas douter tout droit de la charcuterie voisine avec sa couenne et ses lardons, le visage déformé par la haine. Mais pourquoi ? Autour de lui, une vraie petite foule se resserrait. Mais d’où sortaient tous ces gens ? L’homme avec lequel j’avais pensé discuter un peu ne faisait pas du tout attention à moi, sûr de ses aficionados, il continuait d’arranger l’air de rien ses tracts sur son stand.

- Ecoutez, c’est vrai que je n’ai pas révisé avant de venir ici, mais c’est de paix et d’avenir que j’avais envie de parler, moi.

- Voilà, elle a subi le lavage de cerveau des sionistes.

- Mais puisque je vous dis…

- La paix, elle existera peut-être, mais ce ne sera jamais avec vous.

Cette dernière phrase prononcée par une toute jeune fille très belle, très voilée aussi, et très en colère.

Mon Dieu, elle ressemblait à une de mes élèves. J’ai eu envie de la prendre dans mes bras.

- Pourquoi vous vous mettez dans cet état ? Je vous ai fait quelque chose ?

- Je ne veux pas parler avec des gens comme vous.

Je me suis sentie très moche et très stupide. Très blessée aussi. Je ressentais les mauvaises ondes qui émanaient de ces gens et m’atteignaient comme autant de coups au bas ventre. J’ai eu mal, physiquement. La scène a duré quoi, cinq minutes ? six minutes ?, un temps suffisant en tout cas pour que je comprenne que je n’étais pas de taille et que quoi que je dise, ces gens là n’entendraient rien. Alors, la mort dans l’âme, j’ai tourné les talons, je crois que j’ai dit dommage à la belle petite qui ne voulait pas parler de paix avec moi, m’a-t-elle seulement entendue et je me suis éloignée, toute seule sur la grand place, tandis que le groupe continuait de s’exciter tout seul. J’avais très envie de pleurer, de rage, mais pas question en public. Ne ris pas, parfois, je sais me tenir. Et de rage oui, contre moi-même. Contre ma faiblesse. Contre mon impuissance. Contre ma sottise.

Pendant que je pestais ainsi, j’ai senti qu’on touchait mon épaule. J’ai sursauté, me suis retournée. Devant moi se tenaient deux très jeunes filles, quinze, seize ans. L’une d’entre elles portait en turban un foulard palestinien.

- Oui ?

- Excusez-nous, on était là, on a tout vu.

- Je vois, je vois. Désolée pour le spectacle navrant. Je peux faire mieux, je vous assure.

Elles ont ri.

- On ne vous a pas laissé parler.

- Je n’ai pas été très percutante, c’est le moins qu’on puisse dire.

- Justement, nous, on a envie de savoir ce que vous vouliez dire.

- Quoi ?

- On a bien compris que vous aviez quelque chose à dire, vous pouvez peut-être nous expliquer. On a envie d’entendre, nous. De comprendre.

- Mais comment vous pouvez imaginer une seconde que moi, qui ai été si nulle, je peux vous expliquer quoi que ce soit ?

- Justement, vous aviez juste l’air désolée, vous ne vous êtes pas mise en colère. C’est vous qu’on avait envie d’entendre, pas toujours ceux qui crient. Vous voulez bien, dites ?

C’est cette image-là de Montpellier que j’ai toujours gardée.

Et ça illustre parfaitement bien ta phrase de tout à l'heure. Non, ce n'est pas parce que tu cries plus fort que tu as plus raison. Et surtout, ce n'est pas parce tu ne cries pas qu'on a moins envie de t'écouter...

Prends soin de toi, chérie.

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Rédigé par Victoria

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Publié le 12 Octobre 2014

Lettre à ma soeur. 26.

Holon, le 11 octobre

Ma chère petite soeur.

Des jours et des jours que je me censure.

Que j’essaie de faire le point.

Mon voyage en France m’a rapprochée de toi, mais m’a éloignée de notre correspondance.

Je m’explique.

J’ai commencé à t’écrire pour partager une situation avec toi. Atténuer un peu l’absence, la distance. Pour te rassurer aussi.

En réalité, j’étais inquiète pour toi. Je me suis laissée avoir par les nouvelles, flippantes, qui me parvenaient de chez toi. Je me suis fait des films comme sans doute tu t’en fais pour moi. Comme ces Parisiens qui croient depuis toujours que les Corses se baladent cagoulés et qu’il pleut des balles à Marseille. Comme à New-York, où on m’a tellement mise en garde contre la 42ème où tu trouves des tueurs à gage pour 5 dollars, “Ah bon, les prix ont baissé ?”, que je n’ai pas réalisé tout de suite que la 42ème, c’était juste la rue entre la 41ème et la 43ème.

Après tout ce que j’avais entendu, je m’attendais en France, je ne sais pas, moi, à voir des fadas qui défilaient dans la rue au pas de l’oie, je crois. Au ciel descendu d’un cran. Au décor passé en noir et blanc. Alors qu’en vrai, tout est pareil. Le ciel, le soleil. Les accents qui chantent. Les cons.

J’ai été saisie par la couleur des voiles des femmes de Marseille. Par le moucharabieh du Mucem. Parce qu’ici depuis toujours, il semble que la misère est moins pénible au soleil. Quoi ? Le poète a toujours raison qui voit plus haut que l’horizon...

Je suis venue chez toi. Ca faisait longtemps...

Je t’ai vue dans ta vie. Affairée. Heureuse.

J’ai rencontré tes copines.

J’ai beaucoup entendu parler. D’enfants. De zumba. D’alyah. Et là, on s’est tourné vers moi. Comme si moi, je pouvais expliquer quelque chose à quelqu’un. Ce rêve fou d’un avenir meilleur. Si terriblement abstrait. Quand votre présent est si… présent. Ensoleillé. Chantant. En français dans le texte.

Les inquiétudes qui vous tenaillent à cette idée d'alyah sont réelles et elles sont doubles. Il y a celle de tous les jeunes parents, celle de l’avenir et du lendemain. Et puis il y a l’autre inquiétude, tout aussi légitime. Celle de quitter tout ce qu’on aime et qu’on connaît pour partir vers l’inconnu, sans garantie aucune. Et si je me trompais ?

Je vous ai entendu développer tout ça avec intérêt. Parce que face à toute cette raison, je pensais, moi, à la peur que j’ai pour vous, qui est tout aussi réelle et légitime, mais tellement plus primaire. Moi, j’ai peur pour vous parce que je sais que même si le soleil brille et que la mer est toujours aussi bleue, à tout moment, n’importe où, un malade peut se dresser sur votre chemin avec l’envie irrépressible de vous tuer juste parce que vous êtes juifs. C’est quand même ça, l’histoire. C’est intolérable de stupidité et de bassesse, mais c’est juste ça.


Alors à mon retour, quand je me suis retrouvée sur l’ordinateur, j’ai pensé, en vrai, si j’écris vraiment mes préoccupations, qui mêlent l’actualité du jour à la vie, si j’écris mon horreur face à ces têtes qui roulent, à tous ces gens qui fuient et se noient, projetés comme des petites boules dans l’insensé flipper mondial, face à ces enfants qui pleurent et qui attendent du lait, un vaccin, un cahier quand moi, j’ai fait mes placards de nantie et que d’une année sur l’autre, je jette des tonnes de nourriture boudée, de fournitures inutilisées et de pharmacie périmée, pendant que cet idiot de facteur s'entête à déverser inlassablement jour après jour dans ma boîte aux lettres mon petit lot d’emmerdes quotidiennes, jusqu’à quand ? en vrai de vrai, si j’écris ce à quoi vraiment je pense, je rassure qui ??

Prends soin de toi, chérie...

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Rédigé par Victoria

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Publié le 2 Octobre 2014

Lettre à ma soeur. 25.

Holon, le 1er octobre

Ma chère petite soeur,

Ce coup-ci, j’ai donc presque fini mon alyah.

Malgré toute la philosophie du monde, je ne me suis jamais détachée du matériel. C’est comme ça. J’aime les objets, les histoires qu’ils véhiculent, les souvenirs qu’ils réveillent. Je n’en ai pas honte. Mieux, je revendique mon côté tortue avec sa maison greffée sur le dos. J’ai toujours aimé chiner et souvent, j’ai déniché des trésors.

Ma famille ne m’a pas toujours bien comprise, il est vrai. Le père de mes enfants m’a regardée d’un drôle d’oeil quand une des invités de notre mariage nous a offert son cadeau avec un grand sourire, c’est vieux, c’est moche, c’est cassé, ça devrait plaire à la mariée… Il a fallu que je lui explique que cette tante que j’aime était avec moi aux Puces quand j’ai déniché mon exemplaire des scènes de la vie de Bohème d’Henry Murger, un peu râpé, certes, et tâché d’encre sur quelques pages, mais en miraculeux état si on considère que le livre a été imprimé en 1862… Oui, oui, oui tu as bien lu, l’histoire de Rodolphe et Mimi qui inspira son opéra à Puccini est dans ma bibliothèque, juste à côté des Misérables en 8 volumes de 1862 aussi, parce que, écrit Hugo en guise de préface, “tant qu’il y a aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.” Don Quijote de la Mancha, Albert Cohen, George Orwell, Tolstoï, 20 cartons de livres au bas mot nous ont accompagnés, qui m’encouragent et me rassurent, que je n’aurais pour rien au monde laissé derrière moi et qui, par leur seule existence dans notre espace ont fait de mes enfants les gens autres que j’espérais qu’ils soient.

C’est pourquoi j’ai décidé de faire un cadre il y a 7 ans, pour faire suivre par bateau tout ce qui nous tenait à coeur. Bien sûr que si le bateau Marseille Ashdod avait fait naufrage, nous nous serions fait une raison, mais tout nous a suivi.

Tu n’as pas assisté à l’expédition Saint-Gély Marseille et tu as raté quelque chose, je te le dis. Quand je raconte que j’ai été paralysée par un inexplicable lumbago cette semaine-là, les amis d’ici hochent la tête d’un air entendu. Comme dans le dîner de cons, mais après la chute des tubes de colle. J’ai relu ce que j’ai écrit à cette époque, j’étais inspirée, pas à dire, quand j’y note que mon alyah m’arracha dans ses grands moments des gémissements pathétiques d’enfantement. Epique.

C’est dans cet état passablement ridicule que j’ai accueilli par une belle journée ensoleillée de juillet le camion géant de 20 m3. Le conducteur très froid a croisé les bras, je ne participe pas. Pas trace de déménageurs non plus. Il y avait eu malentendu quand j’ai dit que je tenais à faire mes cartons moi-même semble-t-il. Qu’à cela ne tienne, ont souri les copains du village venus en renfort, on n’a besoin de personne, on s’y met.

- Bon, descendez votre truc.

- Quel truc ?

- Mais la plate-forme pour tout monter.

Parce que l’entrée dudit camion géant sur ses immenses roues devait se trouver à 1m 60 du sol au bas mot.

- Ah, le hayon ?

- Si vous voulez.

- Vous ne l’avez pas demandé.

- Qu’est-ce que ça veut dire je n’ai pas demandé le hayon ? C’est une blague ? Je n’ai pas demandé les roues non plus et elles sont là.

- T’as pas dit hayon.

J’ai vu rouge. Mes copines m’ont gentiment poussée dans la maison.

- On gère, arrête de t’inquiéter.

Et le fait est que tout le monde a méchamment géré. Toute ma maison, piano compris, a été hissée à la force des bras dans le container. Après deux bières, le chauffeur est même venu filer un coup de main, très impressionné par l’enthousiasme de la bande.

Je resterai toute ma vie avec cette image terrible du groupe, ils étaient au moins quinze, hissant le piano monté sur sangles et couvertures, vers mon fils et mon petit frère dans le camion annonçant avec bonne humeur, allez à trois… avant que le piano ne s’envole.

- C’est exactement ça, il s’en envolé, ton piano, moi, je te dis qu’on n’était pas que deux dans le camion…

- Quoi, vous n’étiez pas que deux ?

- Moi, j’dis ça, j’dis rien. Mais plus j’y pense et plus je me dis que c’est extraordinaire qu’on l’ait fait, hisser un piano à la force des bras, ton fils de 15 ans et moi, c’est tout.

Va savoir. Visibles, invisibles, tous les anges du jour, les remercierai-je jamais assez ?

Bon, eh bien, là, à l’aéroport, rebelote. Nous avions la valise contenant les lampes anciennes, le vieux téléphone et le réveil, j’ai été tellement touchée de la joie de ma Pauline en les retrouvant, plus les dentelles d’Aix en Provence, j’ai été tellement touchée que ma Julie ait voulu les prendre avec elle, tu nous as carrément fait une valise d’enfance là, a dit mon fils. Mais la fille de l’accueil, elle, n’a pas été du tout attendrie par le poids de la valise. 35 kilos. Que les enfants se sont mis à répartir entre les autres valises, les bagages à main, on n’a qu’à mettre les pulls. Ambiance et cotillons. Tout ce que je déteste. Lâchement, je me suis éloignée. Tout le monde est venu aider tes neveux, les valises grand ouvertes sur le sol, avec les cousins qui déplaçaient les poids, si, si, je veux prendre la gaufrière, tout ça au milieu des petits militaires français de service honteusement jeunes, kakis jusqu'aux yeux dans leurs invraisemblables tenues de camouflage, rasés de très très frais, mitraillettes à la hanche et essayant vainement de rester aussi imperturbables que la garde britannique de Buckingham Palace, seigneur, si le sérieux fait partie de la panoplie, j'espère que personne ne viendra leur reprocher les sourires en coin que nous leur avons arrachés, bref, à ce détail un rien anxiogène près, la même ambiance délirante 7 ans après. Ce doit être mon karma.

Mais incontestablement, maintenant, ça fait du bien d’avoir tout ça à la maison. Ca s’est fait très bizarrement d’ailleurs. Tout a repris sa place, comme si de rien n’était et personne ne pourrait imaginer que 35 kilos d’objets ont été ajoutés au décor...

Il ne me reste plus à présent que les machines à écrire à récupérer chez Ruth et Jean-Michel à Montpellier...

J’aime bien que le dernier cordon soit celui-là...

Prends soin de toi, chérie.

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Rédigé par Victoria

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