Publié le 24 Mars 2016
Holon, le 23 mars
Ma chère petite soeur,
Mon émission de radio de dimanche dernier portait sur le thème des enfants cachés et je suis allée chercher Caroline Elbaz mon invitée chez elle avec Pierre le taxi.
Elle sortait de chez son coiffeur, j’ai dit c’est sûr que c’est important pour la radio, elle a ri, mais non, c’est pour vous et le fait est qu’elle était très belle et très élégante.
Je l’ai présentée à Pierre et ils ont commencé à échanger sur le vel d’hiv jusqu’à ce que Caroline veuille lui montrer son manuscrit et elle s’est rendue compte qu’elle avait oublié son sac au salon de coiffure.
On y retourne ? a demandé Pierre
Vraiment Pierre, ça m’ennuyait de vous le demander…
Oh, pas de souci pour moi, j’ai branché le compteur.
Plus vrai que nature mon chauffeur de taxi parisien de Tel Aviv.
Qu’à cela ne tienne, nous avons donc fait demi tour. Le petit coiffeur et ses deux assistantes nous attendaient sur le trottoir avec le sac à main. Tendresse et cotillons.
Ce petit intermède et sa fin charmante ont décontracté tout le monde dans le grand taxi.
Caroline s’est calée dans les coussins et a commencé à égrener ses anecdotes avec Pierre dont la famille a connu aussi la grande rafle. Moi je ne disais rien, je les écoutais.
Et puis à un moment, j’ai entendu le nom de famille de Caroline. Leon.
Mais... mais... Caroline, ça ressemble à un nom turc ?
Mais oui, je suis turque.
Caroline, ma famille aussi est turque.
Et Caroline, interdite, m’a demandé en ladino, mais alors tu parles espagnol ?
Bien sûr. Victoria était le prénom de ma grand-mère.
L’espagnol ladino est un espagnol particulier. Un trésor de linguiste. L’espagnol castillan du XVème siècle, juste agrémenté de quelques mots d’hébreu. C’est une langue douce et chuintée qui ne comporte pas de gutturale, c’est à dire que la jota n’y existe pas. Bénaqui hijo de la madre. Portocalica lusia. Atcho santos.
L’entendre dans la bouche de Caroline m’a bouleversée.
Ça m’a replongée dans mon enfance, du temps où notre père tempêtait également contre cette bordille de Hitler et cette connasse d’Isabelle la catholique que du coup, dans mon innocence j’associais, les imaginant confusément mariés, ou contemporains à tout le moins.
Ta famille est parisienne ? a continué Caroline
Non, marseillaise, mais nous avions des cousins à Paris, les Altabé. C’est l’un d’entre eux d’ailleurs qui a trouvé la planque de Haute-Loire où tout le monde s’est retrouvé.
Ah mais oui, j’ai connu des Altabé.
Il n’y a pas “des” Altabé, il n’y a que nous. Caroline, vous avez connu ma famille…
Nous sommes arrivées à la radio bras dessus bras dessous.
Tous n’ont pu qu'être touchés de notre aventure, de cette rencontre.
J’ai fait rire tout le monde en évoquant avec l’accent chantant de Marseille que je ne peux m'empêcher de prendre lorsque je cite le padre mon couple diabolique de la bordille allemande et de la conasse espagnole qui à cinq siècles d’intervalle avaient prétendu pourrir la vie de ma famille.
Et pas que de la tienne, a souri Michael. Tu as vraiment cru qu’ils étaient tes ennemis personnels ?
Mais oui, quand j’étais enfant, je t’assure que je n’imaginais pas une seconde que nous étions nombreux à avoir partagé ce bourbier.
Aurore nous avaient rejoints.
Je vous ai entendus parler. Vous savez que ma famille est turque aussi et vivait dans le XIème arrondissement à Paris ?
Ta famille est turque ?
Mais oui. Ma grand-mère avait une maison à Coeuilly.
A Coeuilly tu dis ? Mais c’est là que les Altabé avaient leur maison aussi…
Aurore a illico téléphoné à sa grand-mère parisienne. Qui bien entendu connaissait Régine la cousine de mon grand-père.
Un peu plus de 70 ans après que trois familles françaises amies, partageant la mémoire d’un exil d’Espagne et de quelques siècles de vie ottomane, aient été emportées par une des plus formidables tornades de l’histoire, Aurore, Caroline et moi, leurs descendantes un peu abasourdies, nous sommes ainsi retrouvées réunies dans la petite cuisine paisible d’un immeuble cossu de Tel Aviv. Trois générations de femmes avec Caroline qui est de la génération de mes parents et Aurore qui est de celle de mes enfants, comme une image douce de la vie plus forte que tout.
Je pense que la tendresse qui s’est naturellement instaurée, l’émotion réelle qui en est sortie, se sont retrouvées dans l’échange que nous avons eu avec Caroline lorsque nous avons fini par brancher les micros. Les adolescentes qui étaient censées commenter et questionner en sont restées muettes, mais leur silence a pris du sens comme le silence peut avoir du sens, même en radio, quand il est habité.
Après l’émission, nous avons fait une séance photos. Le casque avait quelque peu malmené la jolie mise en plis du matin, mais plus rien décidément ne pouvait nous atteindre.
As-tu écouté l'émission ? Caroline est une extraordinaire personne, athée intégrale qui a engendré une génération d’orthodoxes et cite dieu qu’elle appelle hachem à chacune de ses phrases. Une étincelle d'énergie pure. Un petit rayon de soleil. Qui te fait sourire en te racontant des horreurs et éclate en sanglot quand elle parle du drapeau d’Israël. On dirait vraiment qu’on est de la même famille.
Notre père, à qui j’ai raconté, a comme d’habitude fait son blasé.
Elle a quand même vécu une histoire qui ressemble à la tienne.
On n’est pas que deux à l’avoir vécue tu sais ? On était plein.
Oui, mais on s’est rencontrées alors qu’on aurait pu ne pas le faire.
Mais vous vous êtes rencontrées. C’est tout petit Israël. Bon ma fille, à part ça, ta semaine ?
J’ai raconté à Caroline et elle a souri.
Quand il vient, tu me le présentes.
En même temps si elle lui parle ladino, ça devrait le faire.
Prends soin de toi chérie.