Publié le 27 Janvier 2015
Holon, le 26 janvier.
Ma chère petite soeur.
Il paraît que le traité sur la tolérance de Voltaire est redevenu un best-seller dans la France de Charlie. Et nous savons bien que quand la France sort ses vieux penseurs du placard, c'est que l'heure est grave...
Plus grave encore qu'on ne pense.
Parce que Voltaire, c'est la France à lui tout seul. Humaniste, brillant, libertaire, teigneux, vindicatif et surtout profondément, viscéralement antisémite. Tout cela ensemble. Sans qu'aucun élément ne contredise aucun autre.
C'est ça probablement le vrai génie français. Tout et son contraire. Le chaud et le froid. Le bien et le mal. Le rire et les larmes.
Oui, oui, je pèse mes mots. La France c'est tout à la fois le panache de Cyrano et la méchanceté indigne de la Fichini qui fit les malheurs de Sophie, c'est la noblesse immense de la Princesse de Clèves et la noirceur tordue de l'immonde Folcoche, la merveilleuse bonté de l'évêque de Digne qui redonna à Jean Valjean confiance en l'âme humaine et la cupidité obscène des Thénardier qui martyrisèrent Cosette.
La France réunit jusqu'au génie l'esprit lumineux et la stupidité crasse.
Il faut assumer. La France, c'est tout ensemble la résistance et la collaboration.
Assez bizarrement, ceci n'est pas enseigné aux enfants de France. Ne m'a pas été enseigné en tout cas. Je l'ai découvert toute seule dans mon coin et d'abord, je n'ai pas su quoi en faire. Je me suis sentie humiliée, trahie.
Je me souviendrai toujours du voyage au bout de la nuit de ce fumier de Céline. J'avais trouvé le livre sur des rayonnages amis. Je suis entrée dedans avec ravissement. J'ai aimé Bardamu, j'ai aimé Céline. Je pensais avec émotion que j'étais en train de lire le plus grand texte jamais écrit contre la guerre et la folie des hommes.
Je n'en étais pas à la page 80 que Pauvert l'éditeur décida de rééditer l'intégralité de l'œuvre de Céline. Et là... Scandalissime scandale. Car œuvre intégrale, ça voulait dire aussi les pamphlets antisémites. Dont le journal le Monde publia généreusement de larges extraits.
Que j'ai lus.
Mamma mia.
C'était tellement ignoble que j'en ai eu la nausée. Mais vraiment. Je crois même que j'ai vomi. Le voyage était fini pour moi. J'ai refermé le livre. Je n'ai pas voulu faire un pas de plus avec Bardamu. Je me sentais souillée, trompée, meurtrie.
À Luchini, qui jouait le voyage au théâtre, on demanda cela ne vous gêne-t-il pas d'entraîner derrière vous la jeunesse d'aujourd'hui sur les traces d'un salaud auquel ils s'identifient sans leur dire qui il était ? Et Luchini répondit, l'écharpe frémissante, mais c'est le passé là, ça suffit, il faut regarder devant.
Je n'ai jamais lu la fin du voyage. Je n'ai jamais pu. C'est con.
Le fait est que si j'avais eu droit en préface à une biographie honnête de l'auteur, j'aurais lu le livre. En conscience. Et je l'aurais probablement adoré. Mais je l'aurais lu avec ce recul qui m'a accompagnée par exemple à la lecture de Daudet ou de Garcia Marquez. Sans m'impliquer. Je ne sais pas.
Je parle de Céline, mais il n'est pas le seul, loin de là. Tiens, je suis tombée dernièrement sur un recueil de Verlaine que je ne connaissais pas. C'est un truc qu'il a écrit après son emprisonnement, Rimbaud, son péché magnifique, l'avait laissé tomber comme une vieille chaussette, il allait mal, le pauvre chéri, très très mal. Et il l'explique en vers puisqu'il est poète.
"Je suis dur comme un juif et têtu comme lui,
Littéral, ne faisant le bien qu'avec ennui,
Quand je le fais, et prêt à tout le mal possible."
Tu as bien lu. Le type des "sanglots longs des violons de l'automne".
C'en est désespérant. Et puis en même temps, c'est dans l'obscurité la plus compacte que la lumière brille le mieux, non ?
Malgré tout ça, avec tout ça, je me sens, je suis si française. C'est ce que je m'efforce de partager avec mes étudiants israéliens de l'Université ouverte. Cette dualité magnifique qui a fait de la France le pays qu'elle est. Avec sa géniale constitution et ses contradictions méprisables. Ses héros et ses salauds. Ses envolées et ses trahisons. Son courage et sa lâcheté. Sa grandeur et sa bassesse.
Sa constance dans l'erreur aussi. Son humanité en un mot.
Avec ces Israéliens qui viennent partager avec moi l'amour de la France, je me désole qu'à l'heure de ressortir Zola et Hugo, on ait incompréhensiblement ressorti Voltaire dans un de ses pires écrits. Ah Voltaire. Son chapitre sur les Juifs... Sais-tu que Berk en français se dit Ikhhhsss en hébreu ?
Voltaire, Voltaire... François-Marie de son prénom... Pas à dire, du grand art. Avec Moïse et ses crimes. Combien déjà ? 23000 hommes qu'il a tué à mains nues, j'exagère à peine, parce qu'ils adoraient le veau d'or, puis encore 24000 je ne sais plus pourquoi, je refuse de retourner vérifier. C'est bien simple, c'était juste avant qu'il ne décrète la mort de tous les premiers nés. Oui oui, tu as bien lu. Pour Voltaire qui n'avait pas vu le Prince d'Égypte, c'est Moïse qui a décrété la mort des premiers nés. Ce sont des citations d'Evangile en plus. Livre d'Ezequiel paraît-il. Plus bien sûr tous ces malheureux que nous immolions gaiement puisque les sacrifices humains, c'est notre nature. Et le vaillant philosophe de s'exclamer avec une espèce d'ironie macabre : "Quel peuple !"
Ah ce n'est pas pour rien que Jésus a choisi de naître chez nous. Pour bien en chier, il fallait qu'il naisse au pire endroit possible, vois-tu ?
Nul doute que ce texte que personne à ma connaissance n'a encore remis en cause, bordel, personne ne l'a donc lu ?!, va faire avancer le débat.
On est content ou pour citer notre mère, "ça va aller, chérie, c'est pas grave..."