Lettre à ma soeur. 45.
Publié le 18 Février 2015
Holon le 17 février
Ma chère petite soeur,
Je suis restée longtemps sans t'écrire, c'est vrai. Pardon.
Mais c'est que j'ai de plus en plus de mal à être la grande soeur apaisante et décalée que j'ai envie d'être.
En vrai, décalée, j'y arrive encore sans trop d'efforts, mais apaisante, j'ai de plus en plus de mal.
Quand je te parle au téléphone, une fois sur deux, je raccroche en apnée. Tiens ça me rappelle que j'ai fini par perdre la K7 du Grand Bleu dans un de mes innombrables déménagements israéliens, ça. Je me le serais bien repassé un petit coup là. Tant qu'à retenir mon souffle autant qu'il y ait des dauphins, des sirènes et du grand large à la clé. Tu entends la musique ?
Il n'empêche. Tu m'as rassurée quand tu m'as confié que tu trouvais complètement sidérant ces mères de l'école qui avaient pris en charge avec une rigueur toute militaire l'approvisionnement culinaire des soldats de garde. Un gâteau de remerciement, passe, une brioche au miel, des crêpes, des beignets, soit, mais TOUS les repas avec cette frénésie que nous savons mettre en toutes choses ? C'est limite un peu déplacé et je m'étonne que ces grands garçons se soient laissé faire avec une telle simplicité et une telle bonne humeur. En même temps, ce n'est pas comme s'ils étaient salariés de l'état, avec, entre autres, une indemnité repas, n'est-ce pas ? Ils ont vraiment dû nous prendre pour des frappa-dingues. Je ne suis pas sûre que j'aime.
J'ai halluciné en essayant d'imaginer la scène que tu m'as décrite hier entre madame Benhamou(1m50, 62 kg) et le commandant Sylvestre(1m90, 98 kg).
Mon petit, c'est moi qui vous apporte le repas ce soir.
Ok. Vous apportez quoi ?
J'ai prévu des pizzas.
Ah non, pas possible.
Ah bon ? Vous n'aimez plus ?
Si, mais à midi, on a eu des pâtes à la sauce tomate.
Autant pour moi. (Rires entendus) Je vais changer le menu. A ce soir. Et encore merci.
Je vous en prie.
Mais toutes les boulettes ont une fin. Ils sont là depuis quoi ? trois semaines, un mois et voilà que j'entends que leur mission est terminée. Tu te dis, le temps de refroidissement de la fièvre terroriste est donc dépassé ? chouette, une bonne nouvelle. C'est à dire que... non.
Quoi non ?
Comment ?
Pincez-moi, je rêve. Leur mission s'arrête parce qu'elle est trop ...dangereuse ? Ils en ont marre d'être pris pour cibles ?
Mais nous aussi, puisqu'on en parle. C'était même un peu ça, l'histoire. Protéger des citoyens incompréhensiblement placés dans le collimateur. Et nous, personne ne nous inonde de boulettes, ni de pizzas pour nous remercier de canaliser la connerie ambiante.
Roberto, mio palmo.
Prends soin de toi chérie.
Ps. Je suis de mauvaise foi, je sais. J'ai le droit, je suis en colère. Je n'arrive pas à me défaire du sentiment d'un immense gâchis. Gâchis de démocratie, gâchis de liberté, gâchis d'intelligence. Gâchis d'espérances, gâchis de vies humaines. Et tout ça pourquoi ?
Alors c'est sûr, je sais bien qu'on ne peut pas nous mettre sous cloche blindée ad vitam eternam. Mais puisqu'on en parle, recruter les militaires pour faire le travail de la police, à mon avis, dès le départ, ce n'était pas une bonne idée.
Le seul intérêt de la manœuvre au final, c'est qu'elle a délivré le message que les Français juifs avaient besoin et envie d'entendre, à savoir "ok, on admet que vous êtes en danger et la république protège ses citoyens".
Ce n'est pas que ça fasse plaisir, mais ça fait toujours du bien d'être considéré.
Du coup, ces pauvres soldats se sont retrouvés vigiles figés à plein temps, injustement punis et placés dans la position la plus casse-gueule qui soit. Parce que c'est vrai qu'elle est dangereuse leur position, même si l'exprimer dans le contexte relève du plus absolu des absolus manques de tact.
Soit ils restent impassibles sans bouger et les imbéciles (j'ai failli écrire "amalgames", mais ce n'est même plus drôle) en présence en profitent à bon compte pour s'amuser un peu, soit ils ripostent et c'est la bavure du siècle qui peut remettre en question toute leur carrière. C'est profondément injuste et inapproprié. Tu parles d'un cadeau.
Les huileuses boulettes de madame Benhamou au final, leur intérêt, c'est qu'elles ont délivré le message que les Francais en treillis avaient besoin et envie d'entendre, à savoir "merci".
Les positions inconfortables et tangentes sont souvent l'apanage des armées de défense des pays démocratiques. Nous en savons ici quelque chose. On connaît parce que ça ressemble à la frustrante situation que vivent nos enfants-protecteurs. Nos petits combattants à nous. Nombre d'entre eux font des classes éprouvantes avant de se retrouver deux à trois ans durant harnachés de 20 kg de blindages divers à garder un point de passage difficile sans bouger en essuyant au mieux des ondes de haine virtuelles et au pire des attaques diverses, dangereuses et provocatrices. Tout cela sous l'œil pervers des caméras du monde entier de faction parallèle dans l'attente éperdue du pétage de plomb disproportionné qui alimentera (encore ?) des mois durant les indigentes rédactions d'indigentes agences de presse.
Sauf qu'ici, la situation, pour difficile qu'elle soit, n'est pas tout à fait la même qu'en Europe. La donne est plus claire. Ça ne console pas vraiment, mais c'est indéniablement plus facile à assumer. Les soldats gardent les frontières et un vigile suffit à chaque porte intérieure pour nous délivrer de cette insupportable sensation d'être en quasi permanence en cœur de cible.
Tu sais quoi d'ailleurs ? Maintenant que j'y pense, nos petits soldats aussi, à la dernière guerre, nous les avons pathétiquement inondés de houmous et de schwarma.
Mais c'est quoi ce rapport à la bouffe débile que nous avons ?